Le garçon à la culotte rouge
Texte gagnant – 1ière place, Prix de la Sorge 2022
Écrit par : Solène Perriard
CONCOURS • 35 membres de la communauté universitaire lausannoise ont participé au concours littéraire du Prix de la Sorge 2022 organisé par L’auditoire, sous l’unique condition de soumettre un texte de moins de 25’000 caractères espaces compris. Un jury composé de l’écrivaine et éditrice Abigaelle Lacombe, de la professeure de français moderne à l’Université de Lausanne Danielle Chaperon, du journaliste au journal Le Temps Sami Zaïbi, de la membre de la revue Archipel Elena Link et de la co-rédactrice en chef de L’auditoire Jessica Vicente, a récompensé quatre textes. Hors des trois premiers prix initialement prévus, le jury a décidé d’attribuer le prix Prix(-se) de risque à un quatrième texte. La cérémonie de remise des prix s’est déroulée jeudi 24 novembre au soir au foyer de la Grange de Dorigny, avec l’accompagnement musical du groupe Oxeon formé de la chanteuse Sylvie Klijn et de l’accordéoniste Léa Gasser.
Assis sur le bord de la lunette blanche.
Le ventre qui se tortille de douleur.
Les minutes s’égrènent au rythme des perles de sang qui s’égouttent dans la cuvette.
Production d’aquarelle pour repeindre les murs de sa chambre.
Chaque goutte a le goût de la douleur d’enfanter, de naître, de faire naître.
Et pourtant, iel qui était elle à la naissance, n’enfantera pas. Ce n’est pas son projet, ce qu’iel a projeté. Pas pour le moment. Pas dans ses plans.
Ça fait plusieurs mois qu’a débuté cette ascension douloureuse du pronom féminin vers le tiret du pronom masculin. D’un nom à l’envers. D’un monde à l’endroit.
Iel connaît tout le parcours, toutes les pierres à gravir pour passer de l’autre côté.
Examens psychologiques et psychiatriques répétés. Oui, c’est ma volonté. Non, mes parents et mes professeurs ne m’y ont pas obligé. Au contraire, si vous saviez. Premier aval, première montée. Plutôt une descente corporelle, réduction de la poitrine. Deux cents grammes occultés de chaque côté. Prise de testostérone, affabulation des hormones qui dansent, qui chantent et qui déchantent. Iel les a avalés toutes ces pilules, à raison de trois fois par jour. Matin, pilule. Dîner, granule. Soir, gélule. Se sentir tout autre, presque un mutant avec toute cette chimie dans le corps. Se définir ainsi, une composition chimique non-identifiable, non-genrée, inclassable.
Mais qu’importe si son désir d’enfanter s’est éteint, la Nature n’écoute pas. Elle est restée sourde à ses velléités et continue à lui prodiguer le sang des menstruées.
Clac. La porte qui s’ouvre. Trahison du verrou mal fermé. La clé, objet phallique, est absente. Iel découvre le visage surpris d’un jeune homme bien comme il faut, avec tout ce qu’il faut, là où il faut. Il le dévisage de haut en bas, de bas en haut. Surprise mutuelle. Gêne tangible aussi. Et puis le poids qui tombe sur celui qui est assis. Comme pris en faute. Un garçon avec une serviette tâchée. Une culotte écarlate, pendante entre les jambes. Un conflit des sphères privées. Un regard qui crie muettement « tu t’es trompé de cuvette, mec ». Même le « mec » n’est plus très sûr, pas très bien placé. Iel entend « mauviette », « femmelette ». Ces mots qui raisonnent avec sa satanée « serviette ».
Essuyer le regard gêné, l’entaille provoquée, la difficulté de la plus simple banalité que de nommer.
Alors, dans son oscillation d’elle à il, iel ne sait même plus comment se nommer à cet instant. Une sorte de genre hybride ambulant, ou plutôt non-ambulant, juste asseyant et coulant de toutes ses veines. Iel se déteste sans avoir les mots pour s’injurier.
Ce visage à barbe dont iel est si fier, mais qui pourtant (toujours avec ce mais qui annihile des mois d’efforts et de pilules), ce visage qui garde un éternel halo de je-ne-sais-quoi féminin. Ses lèvres fines et douces peut-être. Son regard qui se veut dur pour les oublier.
Ces poils qui poussent en jungle sauvage sur son torse. Un peu superficiels pour les critiques qui observent d’un œil perplexe cette pelouse artificielle, ce golf entier sorti du désert de Gobi. Comme une vie humaine venant de Mars. Des poils tout droits sortis d’un cabinet de curiosités. Ces deux collines de lait maternel qu’iel réprime et contorsionne sous un corset. Squelette comprimé par cette armure en plastique, presque transparent mais qu’iel ressent quand iel se baisse et qui manque parfois de le laisser respirer. Ces deux seins, blancs bonnets passés d’un bon C à un maigre B, comme deux volcans dont on tairait l’irruption. Un passage interdit dont on boucherait tous les accès, de toutes parts et de tous horizons.
Et puis, cet entre-jambe secret, là où si le lait s’est tari plus haut, le sang continue à couler à flots tel des chutes ardentes du Niagara. Enfin, c’est ce qu’iel ressent.
Iel que l’on définit ainsi pour ne pas se mouiller, a envie de pleurer à ce moment-là, derrière la porte qui ferme et fait mal. Comme si ouvrir les vannes de cet autre trou, la source des eaux salées, lacrymales, sacrées pourrait diviser la douleur en deux parts égales.
Douleur du corps qui s’épuise à expulser l’embryon plus jamais fécondé.
Douleur du regard, du vis-à-vis. De ce miroir tendu dans ces deux pupilles, dans cette gêne, ce bref échange. De ce dévoilement involontaire de ce qui était caché sous les plis du pantalon. Dans le sexe. Dans l’entaille profonde de l’estime de soi.
Blessure de cette identité mouvante, passant sans cesse dans l’inscription collée du passeport ancien à la chambre intime de l’être.
Culpabilité fugace de ne jamais se sentir à sa place. D’hésiter entre deux portes surmontées de deux dessins enfantins. Carricatures du genre et de l’habillement. Du classement par couleur bleue ou rose bonbon. Toujours dans le « ou » du choix mais presque jamais (Dieu merci il en existe quelques-unes) de ce « et » de superposition. Sentiment d’osciller à la lisière de deux pronoms. D’encaisser les Mademoiselle à la place d’un genre neutre sans connotation. De ce prénom tatoué en hébreux sur son bras gauche qu’iel n’emploiera plus jamais. De se changer dans les toilettes, toujours ces mêmes cuvettes, pour éviter les regards sur son sexe. Quand la douche coule à flot et où ils font la course aux plus grands. Quand les insultes fusent sur les bancs des vestiaires. Le déo deux fois plus cher pour combler ces deux parties qui se chamaillent sans cesse à l’intérieur de ce moi seul.
Solitude extrême entre deux roches, deux partitions.
L’impression étrange d’être dans ce grand blanc.
Solitude muette et multitudes antagonistes à l’intérieur de ces fragments en chaos.
Entre ce merci à la Vie, et ce non-merci à cette vie-là qui l’oblige à la justification et aux pourquoi.
Ce pourquoi moi et ce pourquoi pas.
Alors ce il, cette elle, cet iel comme on l’appelle pour ne pas choisir, presse sur le bouton blanc qui fait vider le sang. Son sang sans pronom qui se dilue comme une aquarelle sur peinture vierge. Son sang qui coule sans genre et sans dénomination. Qui rejoindra le lit des égouts, des filtres transformant dégout en colère. Qui se mariera aux chants des rivières.
Son sang qui chante. Cette voix toute singulière, unique, incolore. Cette voix qui chantera plus fort.
Chambre en haut d’une tour d’habitation à loyer modéré.
Ilot de sécurité, la vue offre un lac en-soleil-couché.
Une cuvette à ciel ouvert sur les parois montagneuses.
Quelques verres d’apéro sur la table, olives dénoyautées et cacahuètes aux vertus heureuses.
Iel a pris sa guitare à la main et gratte quelques accords bien rythmés au coucher diurne. Tout est si parfait en cet instant. L’incident de la semaine passée a été dilué par les effluves de l’alcool, par des rencontres nouvelles dans ce bar assez hype. Et puis, il y a ce garçon, qui entre deux-trois taffes discrètes, lui a glissé à l’oreille qu’il pouvait grimper en haut de sa tour. Iel ne sait pas encore s’il a compris. Iel délaye son stress entre quelques gorgées et accords de guitare dans la nuit.
Les genoux se frôlent sous la table au motif caracolé. La pile de cacahuètes qui se renverse. Qui se déverse sur ce beau tapis de Turquie tout neuf. La dernière tierce de guitare qui s’évanouit dans une cascade de tendresse. Premier baiser à la nuit tombée. Le cœur qui palpite, l’adrénaline, la tornade de plaisir, l’effluve des hormones… le cocktail arc-en-ciel se déverse sur un matelas de désir.
Et puis soudain au milieu des caresses, de cette découverte et exploration de soi, de l’autre, de ces corps en magma… un frémissement s’installe à l’intérieur de l’être. Le doute est venu comme la bise à travers la fenêtre, un intrus dans cette chambre tamisée.
– Attends, tu sais que j’suis pas vraiment un mec…
– Je m’en fous. L’amour n’a pas de genre.
Caresse sur un torse brisé, aux mamelons écrasés, deux cents grammes en moins de chaque côté. On dirait un vitrail d’église, avec des fragments de couleurs qui se diffusent depuis sa poitrine. Un peu de poésie dans toute cette chirurgie chimique du corps.
Baiser sur un corps aux cellules violettes. Abolition et ablation de ces répartitions genrées. Coloration nouvelle, exploration et réparation de l’être. Écriture sur ce corps doré par le soleil comme des pages vierges. Des mots doux qui recouvrent les anciennes peaux : la page rougie de la honte, la bleuie par les pleurs et celle olivée de courroux.
Caresse sur une pomme d’Adam naissante, sur une voix en mouvement qui se questionne. Une voix frémissante qui descend les escaliers de la portée. Soprano devient ténor. Sacrifice sur l’autel du genre. Soudainement, au milieu des tendresses nocturnes, les vibrations se libèrent en pleine ascension exponentielle, tel un oiseau qui découvre ses ailes et vocalise l’arc-en-ciel.
L’Avis du Jury
Texte fort, authentique et risqué. L’expression est maîtrisée et audacieuse, la prosodie est rythmée, la narration est incisive et épurée. Il faut du courage pour écrire ce texte, et du talent pour l’écrire de cette manière. L’autrice livre ici un récit exutoire, à vif, sur l’inconfort d’habiter un corps qui se soustrait aux normes sociétales. Dans une mise à nu vertigineuse, elle tranche au scalpel cette ligne de crête fugace sur laquelle se cristallise son identité. Mais « Le garçon à la culotte rouge » n’est pas que le récit d’une souffrance, c’est aussi l’espoir d’une vie libre, débarrassée de ses carcans, grâce à un amour moderne et non-genré.