Rencontre avec Jérôme Meizoz

Photo : © Yvonne Böhler

Propos recueilli par : Maxime Hoffmann

Depuis quand vous sentez-vous écrivain ?

Longtemps, j’ai eu de la peine à me dire écrivain, malgré plusieurs livres publiés. Dans mon cas, c’est venu de l’extérieur, lorsque que l’on m’a désigné comme « écrivain ». Aujourd’hui encore, je n’y adhère pas entièrement. Pour faire simple, cela fait environ une dizaine d’années que j’ai pris l’habitude d’être considéré comme écrivain. C’est un rôle parmi d’autres. J’ai aussi un métier d’enseignant à l’Université de Lausanne et, parfois, il faut dissocier les deux fonctions. Dans certaines situations, se présenter avec une fonction ou une autre facilite les choses. Aussi, être écrivain est flatteur et, en même temps, pas tant que cela. De nos jours, beaucoup se revendiquent écrivains. On ne sait pas très bien ce que cela signifie. Et puis on y entend ce petit mot : « vain ». Quoi qu’il en soit, une chose est certaine : j’ai le sentiment d’aimer l’écriture et ce geste change la perception de la vie quotidienne. C’est pour moi un besoin, c’est ma tendance graphomane. Mais mon intérêt n’est pas seulement associé à une fonction sociale. Le social s’est plaqué par surcroît sur ma pratique personnelle de l’écriture.

Comment décrieriez-vous le rôle social que vous venez d’évoquer ?

Je pense qu’être perçu comme écrivain désamorce le pouvoir d’action. Dans les débats et plus largement dans le monde médiatique suisse, l’écrivain est neutralisé. On se dit que c’est quelqu’un qui a un vague avis personnel sur quelque chose et qu’il a l’habitude de l’exprimer. Ce n’est ni un expert, ni une élite politique, ni un scientifique. Être désigné comme écrivain peut faire passer une parole pour moins épaisse que celle d’autres personnes. Cette hiérarchie tient à un fait historique : la Suisse n’est pas une nation littéraire, c’est-à-dire qu’elle ne s’est pas fondée autour d’un imaginaire de la culture littéraire, comme c’est le cas pour la France. Les historiens appellent « nation littéraire » un pays où la pratique de la littérature, les références à un patrimoine littéraire et l’imaginaire qui en découle sont fondateurs et sont présents dans tout le champ politique. En France, les hommes politiques écrivent des romans et les présidents de la République ont été des amateurs de littérature, voire des spécialistes. Le ministre Xavier Darcos a rédigé des manuels de littérature pour l’enseignement. C’est une singularité française. La Suisse ne partage pas cet intérêt. Le rôle de l’écrivain n’est pas valorisé. Le monde politique suisse se fiche éperdument de la culture ; il la subventionne, mais n’y voit pas un domaine d’investissement politique réel. La culture est une sorte de divertissement qui occupe une partie de la population d’une manière qui ne valorise pas la critique. Je m’identifie quant à moi plutôt à une tradition critique, assez politisée. Je ne suis pas très optimiste quant à la fonction accordée aux écrivains. C’est peut-être ce qui me gêne avec ce statut : le fait d’être neutralisé.  

Pourquoi alors écrivez-vous ? Et surtout pourquoi faire l’effort de publier ?

Malgré ce désintérêt de la Suisse pour la culture, j’ai toujours eu envie d’écrire ici et de publier ici. La Suisse romande est mon milieu politique. De plus, j’écris des textes de genres variés : de la critique littéraire, des essais, des romans, etc. Ces œuvres s’adressent à des espaces de débats qui s’avèrent eux aussi divers. Ça peut être un format journalistique qui porte sur l’intérêt d’un livre. Ça peut relever de la politique et se centrer sur des aspects culturels. Ça peut encore être un objet strictement littéraire qui se construit autour de l’imaginaire du roman. Après, à la question « pourquoi j’écris », je me dis « sait-on jamais pourquoi on fait les choses ». Dans mon cas, comme je l’ai dit, j’ai tôt aimé écrire. À un moment, mon geste a été légitimé par le cadre dans lequel je me trouvais. Par exemple, j’ai rencontré un éditeur qui souhaitait jeter un œil à mon travail. J’ai reçu beaucoup d’encouragements de l’extérieur. L’envie d’écrire est liée à un mode de vie, car c’est grâce aux textes (lus et écrits) que je métabolise la vie sociale. Ce mode de vie aurait pu rester une activité privée, j’aurais pu tenir un carnet ou un journal, mais, des acteurs du milieu des lettres (écrivain·e·s, éditeur·trice·s, des revues et professeur·e·s) m’ont invité à leur montrer quelques textes et ça m’a plu. Il y a aussi, certainement, un besoin de reconnaissance, sans pour autant que ce soit maladif. À partir de ce constat, j’ai eu besoin de savoir dans quelle direction me mènerait ce besoin d’être validé par autrui. Je ne voulais pas devenir Joël Dicker. Je ne voulais pas non plus écrire de la poésie très rare. J’avais envie d’avoir un certain public, de créer un dialogue et, finalement, ce dialogue s’est instauré avec les gens qui m’entourent.

Quel est le rapport entre la lecture et l’écriture ? La lecture est-elle une inspiration d’ordre formel ou thématique ? Nourrit-elle des imaginaires ? Vous parliez de mode de vie…

En tout cas, je lis beaucoup. Et je crois qu’écriture et lecture vont ensemble. J’organise des ateliers d’écriture et je dis souvent à celles et ceux qui veulent écrire que les deux activités sont des vases communicants. C’est difficile de concrétiser un projet d’écriture si on ne lit pas régulièrement, ou si on n’est pas imprégné d’autres horizons, d’autres langues que les nôtres. De mon côté, j’ai beaucoup lu depuis le gymnase. Ça vient souvent avec l’école, ça ne tombe pas du ciel. Mais je ne lis pas pour m’inspirer. Ce sont soit des lectures professionnelles pour l’université, soit des lectures personnelles, toujours hétéroclites. J’adore lire selon mes envies, sans aucun ordre et avec une grande confiance au hasard : les livres que l’on nous donne, les livres qui attendent plusieurs années avant de faire leur effet. J’ai lu des livres il y a vingt ans et n’en n’avais alors rien tiré. Puis, un jour, ils se sont avérés décisifs. Sans doute, ne sommes-nous pas toujours prêts à entendre ce qu’il y a dans les livres.

Vous avez un exemple d’auteur ?

(Un instant) Oui, Claude Simon. La première fois que je l’ai lu, ses livres m’avaient semblés difficiles. Je l’avais brièvement rencontré aux Journées littéraires de Soleure en 1995. Des amis le connaissaient. On avait passé un moment à lui poser des questions. D’une certaine manière, on l’interviewait et cela l’ennuyait profondément. Il restait pourtant très charmant. Malgré cette rencontre, face à ses œuvres, je me disais : « C’est difficile. C’est réservé à un si petit public. Et d’où vient cette forme ? ». Plus tard, j’ai compris. Elle vient, entre autres, de Faulkner. On apprend les choses dans le désordre. Il m’a fallu attendre vingt ans pour vraiment comprendre ce que signifiait Claude Simon par rapport à l’histoire littéraire et entrevoir les ressources que son œuvre pouvait offrir : une liberté dans la syntaxe, la capacité d’écrire à partir d’une matière très autobiographique, sans pour autant faire le récit plat de son existence. C’est comme des munitions qui sont utilisables seulement à un certain moment. J’avais bien vu qu’il y avait un stock, mais je ne savais pas les insérer dans mon fusil…

Vous avez dit que les livres n’étaient pas une source d’inspiration. Est-ce que, d’après vous, l’inspiration existe ou le travail seul fait l’œuvre ?

Dans mon expérience très concrète, il y a un mélange des deux, c’est-à-dire je ne crois pas à l’inspiration au sens romantique : le truc qui tombe du ciel. En revanche, il existe des situations qui offrent quelque chose ou des états mentaux dans lesquels on est plus disposé à imaginer et à écrire. On peut penser à des états d’hypnose ou, plus simplement, à des rêveries par exemple dans un train. Sinon, l’instant avant de s’endormir ou lorsqu’on nage longuement à la piscine. Comme beaucoup d’auteurs, j’ai des moments de page blanche. Pendant trois semaines ou un mois, on n’y arrive pas. La natation, la marche, c’est connu, cela permet de stimuler l’activité créatrice. Ainsi, pour moi, l’inspiration est une disponibilité psychique à certaines forces qui sont, la plupart du temps, entravées par la vie diurne, les obligations du quotidien et le stress. Cela étant, le travail est essentiel. L’inspiration est utile : elle permet des notes intéressantes, mais ça ne va pas plus loin. Comme la plupart des auteurs, je prends des notes. Je les transcris. Je commence à rédiger des petits passages. Mon écriture n’est pas du tout linéaire – je crois d’ailleurs que c’est assez rare. J’écris par petits morceaux. Je sais que je veux raconter une histoire qui s’articule peut-être autour d’un personnage, mais je crée des fragments qu’ensuite je colle les uns avec les autres. Après cinq ou six lignes, je n’ai généralement plus d’énergie. Je n’arrive plus à symboliser, à réunir le sens. Le propos s’étiole. Ça part en eau de boudin. Alors, je coupe et je reprends les morceaux qui ont la plus forte intensité. C’est rhapsodique ! Dans la version finale, il ne faudrait pas voir les coutures. Dans mes derniers romans, j’essaie de numéroter des paragraphes. C’est comme des micro-chapitres, ils se suivent. On pourrait oublier les chiffres. On pourrait tout coller. Mais j’aime bien qu’il ait un espace pour les lecteurs. Et comment éviter la prose plate ? J’enlève beaucoup.

Si on parle de l’écriture comme geste physique, comment travaillez-vous ? Avec une plume sur du papier ? Avez-vous des lieux propices à l’écriture ? Des moments de la journée ?

Je n’ai aucun rituel d’écriture. Ma vie est active, je ne peux pas me permettre de m’asseoir tous les soirs au même endroit, à la même heure. Et je n’ai pas la discipline pour vivre comme Valéry : se lever à quatre heures du matin et écrire deux heures avant de commencer la journée. Impossible. J’écris tout le temps, en marchant, dans le train, que sais-je. Si j’ai un petit moment le matin, j’en profite. Mais c’est complétement aléatoire. J’écris mes premières notes dans un carnet. C’est ma matière première. Ensuite, pour réunir et organiser ce stock d’idées, je saisis dans un fichier d’ordinateur les éléments qui correspondent à un projet précis. Je cherche ensuite à leur donner une forme, à passer du fragment à un tout cohérent. Mes idées sont souvent très générales et je ne sais pas très bien où je vais. Par exemple, je voudrais écrire un texte sur l’école : un récit autour de la vie scolaire. J’ai déjà pris plein de notes, mais je ne sais pas du tout ce que ce sera. Même la forme me reste inconnue. Est-ce que je vais écrire un roman, un récit d’enfance, qui sait ? J’ai une réserve d’expériences, des réflexions et de lectures qui nourrissent mon projet, mais j’avance sans avoir la moindre idée de la fin. C’est au fur et mesure que j’essaie, que je trace, que je modifie. L’aléatoire joue un rôle. Un article de journal peut me pousser à rajouter une ou deux scènes. Saisir le réel autour et le transformer, sans pourtant le planifier.

Si on prend comme exemple votre texte Haut Val des loups (2015), l’aspect fragmentaire apparaît très clairement. Le lecteur est transporté d’une époque à l’autre, sans nécessairement comprendre la logique qui sous-tend ces déplacements. Est-ce à dessein que vous maintenez ce caractère fragmentaire ?

Oui, c’est volontaire. Le texte est conçu pour désarçonner. Mon cerveau fonctionne comme cela, par fragments, par sauts d’intensité. Dans ma tête, je n’ai pas un récit continu. Comme je sais que c’est ainsi, j’essaie de trouver une forme pour restituer ce phénomène. Sans me comparer à lui, ce pourrait être une similitude avec Claude Simon : on fait connaître aux lecteurs le processus parfois chaotique et analogique qui concrétise l’envie de raconter quelque chose. Chez Claude Simon, le lecteur subit cela – avec plus ou moins de plaisir, on est bien d’accord. J’aimerais faire vivre à mon lecteur ce que je vis en écrivant. À mes risques et périls ! Heureusement, il y a un moment d’équilibrage avec l’éditeur. Celui-ci peut me dire « n’oublie pas que ton texte sera lu par des personnes qui doivent pouvoir te suivre ». On travaille ensuite pour trouver un équilibre. Je pourrais suivre totalement la demande et produire un texte linéaire au cours duquel je prends par la main le lecteur, du début à la fin. On trouve plein de livres comme ça. Ils sont parfois très bien, mais je m’ennuie profondément dès la deuxième page. Je préfère chercher une forme qui a son sens par rapport à mon propos et qui le justifie. Parfois, c’est vrai, il faut lire deux fois. Je reconnais, c’est parfois difficile pour le lecteur. Mon but n’est pourtant pas de produire une difficulté gratuite pour embêter le lecteur. Je ne peux pas lui donner autre chose à lire qu’un projet reflétant mes processus mentaux. Sans cela, je me trahirais complètement.

D’ailleurs, loin de laisser le lecteur seul, vous commentez souvent cette non-linéarité avec ironie ou avec un regard critique. Est-ce que vous procédez ainsi pour signaler que vous êtes conscient du foisonnant, de l’irrégularité et de la densité ?

Oui, c’est une mise en scène, celle du type qui se perd dans ce qu’il raconte. Elle me plaît. Je peux ainsi créer une symétrie entre des faits émotionnellement très troublants et leur impact sur celui qui raconte. J’essaie de montrer l’effet de l’un sur l’autre : comment le narrateur est affecté par ce qu’il vit. On s’éloigne de la pseudo-maîtrise du narrateur tout puissant qui déroule le tapis rouge aux lecteurs – je n’aime pas cela du tout.

Aussi, dans beaucoup de vos textes, il est tentant de céder au pacte autobiographique et d’associer la voix du narrateur à la vôtre. La frontière est souvent floue ?

Oui, d’autant plus que ces textes sont en partie autobiographiques. Alors, oui, la frontière est floue. Je ne cherche pourtant pas à le faire consciemment. C’est comme cela que les choses se présentent. J’entretiens des rapports ambigus avec le récit autobiographique. On classerait plutôt mes textes parmi les autofictions, c’est-à-dire qu’il existe bel et bien un ancrage biographique à l’origine de la fiction, des images, des événements, mais, qu’à partir de cela, j’ai besoin d’un dispositif qui ne soit pas strictement autobiographique. L’autobiographie revient à raconter sa vie. Mais est-ce qu’on a le droit d’imposer sa vie aux autres ? La vie que l’on a est le plus souvent très banale et, très vite, on peut se demander si cela vaut la peine. Je ne pense pas être un écrivain de fiction fondamentale, d’imaginaire profond. Ce n’est pas mon rayon. J’ai besoin de partir d’une expérience concrète, pas forcément vécue, mais au moins vue. Ensuite, je la transforme en autre chose dans un dispositif où il y a une place pour l’invention. En fonction des habitudes de lecture de chacun, cela peut en effet être désécurisant. Mon dernier roman, Malencontre, joue aussi ce jeu. C’est un anti-polar. Ce genre du polar est très codifié. Je suis un fan absolu de James Ellroy, le Shakespeare du polar. En lisant cet auteur, on se dit qu’on n’a pas le niveau, que ce genre de polar, on ne saura pas l’écrire. J’ai cherché à faire autre chose, à m’amuser avec les codes du genre…

Un dernier point, votre style ! Vous avez quelque chose de dépouillé, de taciturne. On sent une économie du mot, avec très peu d’excès. Est-ce recherché ?

Alors, c’est clairement ma façon d’écrire et ma conception du style. J’aime être elliptique, presque formulaire, parfois frappé, assez simple. Ça peut donner une impression péremptoire, mais je n’aime pas les longs développements. Je n’arrive pas à en faire. On m’a parfois demandé « pourquoi tu ne développes pas davantage cette scène ? ». Si je la croque en cinq phrases, tout est dit, le reste est du ressort du lecteur et de son imagination. Je trouve que plus on en dit, pire c’est. J’ai la stratégie inverse : dire peu, mais demander la participation du lecteur. Pour qu’il y ait de l’intensité, il faut que ce soit court, que ce soit comme une flèche qu’on lance. Dans le texte, il doit y avoir beaucoup de flèches. Le lecteur doit en recevoir énormément et retenir une sorte d’impression d’intensité entrecoupée, plutôt que d’un grand flot bavard. J’écris souvent un peu plus dans mes premières versions, puis après j’enlève tout ce qui dépasse. Je ne suis pas un disciple d’Hemingway, mais j’aime beaucoup son image de l’iceberg : l’écriture, c’est juste la pointe, et elle vous fait ressentir tout ce qui est caché dessous… Si cela marche, c’est très fort. J’aime aussi écrire de petits poèmes, car cette forme tolère volontiers l’ellipse, voire l’appelle. Dans un poème, on construit rarement une phrase avec de longues subordonnées. C’est vertical et minéral.

Finalement, pour tou·te·s les amateurs et amatrices d’écriture, j’aimerais savoir ce qu’après toutes vos expériences d’écriture vous retiendriez en particulier ?

(Un instant) La première chose qui me vient à l’esprit, ce serait de faire attention aux modèles un peu idéalisés que l’on a au début. Les grandes admirations sont très importantes, car, sans elles, on n’écrirait sans doute pas. Mais elles sont aussi très stérilisantes si on les reproduit ou si on se croit obligé d’écrire dans leur sillage. Je dis cela parce que je me suis moi-même beaucoup questionné à ce sujet. On parlait de Claude Simon. On peut parler de Faulkner : quand je le lis, ça me donne envie d’arrêter d’écrire. C’est si bien ! Il faut faire autre chose, sans oublier l’effet que produisent ces lectures. J’adore aussi Tchekhov. On peut lire dix fois chacune de ses nouvelles, tout à l’air parfaitement banal et, à la fin, c’est inoubliable. Il faudrait pouvoir s’en inspirer sans se laisser prendre au piège.

Jérôme Meizoz : auteur de Malencontre, Genève, Zoé, 2022, 154 p.

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