Interview avec Margot Prod’hom, metteur en scène de la troupe Zara
Illustration : ©Adrien Borruat et Aline Chamoux
Propos recueillis par : Furaha Mujynya
THÉÂTRE • Rencontre avec Talma et la troupe Zara pour parler de leurs performances qui auront lieu le 5 mai à la Grange de Dorigny dans le cadre du Festival Fécule. (interview 2/2)
De quoi parle « Ici jouera Zarathoustra » ?
Ça parle de deux choses : à la fois du Ainsi parlait Zarathoustra (1883) de Friedrich Nietzsche, ça, on ne s’en cache pas, avec le titre, et puis ça parle aussi du théâtre de mouvement. Puisque le théâtre de mouvement, c’est le moyen d’expression qu’on a choisi pour parler de notre impulse [point de départ] théorique, c’est vraiment un input – ça veut dire que c’est de là qu’on est parti. Et puis, ce faisant, puisqu’on essaie de dire quelque chose du Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche, avec le théâtre de mouvement, on est aussi mené à dire quelque chose de notre démarche – du théâtre de mouvement en lui-même. Donc je crois qu’on parle aussi du théâtre de mouvement. Comme c’est un moyen assez peu connu, il y a aussi une dimension méta-théâtrale dans la pièce. Ce n’est pas qu’une immersion dans le Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche. Il y a aussi des méta-commentaires sur ce que c’est que de travailler avec le théâtre de mouvement.
Donc le théâtre de mouvements en quoi ça consiste ?
Alors, c’est un concept qui reste quelque peu vague. Il faut tout d’abord préciser pourquoi. Vague, parce que c’est voulu, parce que c’est un courant théâtral qui est né plus ou moins au milieu du 20e siècle – dans les années 50 – et il est né en réaction à ce qu’on peut appeler le ‘théâtre classique’ ou le ‘théâtre littéraire’ ou le ‘théâtre de verbe’. Il est donc un mouvement d’abord contestataire qui vise à s’opposer à quelque chose qu’il y avait dans le théâtre classique. Et le concept est vague pour deux raisons ; parce qu’il veut à la fois rester large pour pouvoir englober différentes formes, et à la fois rester ouvert pour pouvoir inclure de nouvelles formes qui apparaissent. Donc il peut y avoir une frontière un peu souple et donc la définition du théâtre de mouvement en soi est toujours problématique puisqu’on veut être à la fois précis à la fois ouvert.
Peut-être qu’un bon début pour définir le théâtre de mouvement, c’est justement de déterminer en quoi est-ce qu’il teste ce qu’il y avait avant. Et je crois qu’il y a deux choses très importantes que le théâtre de mouvements conteste : c’est quelque chose de l’ordre de la hiérarchie sociale qui définissait le théâtre classique – puisqu’en fait, dans le théâtre classique, ça va avec une pyramide sociale où tout en haut il y a l’auteur·e qui écrit un texte (par exemple, Molière, Shakespeare, etc…) en dessous de lui, il va y avoir le·la metteur·se en scène, qui lui arrive avec une interprétation du texte, une vue sur le texte, une perspective sur le texte. Par exemple, un·e metteur·se en scène qui va décider de mettre en scène Hamlet de Shakespeare, mais en mettant l’accent sur tel ou tel personnage, comme ci ou comme ça, et tout en bas de la pyramide il y a les acteur·trice·s qui, dans le théâtre classique, sont souvent réduit·e·s à de simples exécutant·e·s d’une part de la volonté du metteur·se en scène et du texte écrit par l’auteur·e. En plus, dans cette répartition des rôles dans le théâtre classique, l’écrivain·e fait souvent partie de la noblesse parce que pour pouvoir écrire, il faut quand même faire partie d’une couche élevée de la société, parce qu’il faut avoir du temps et n’avoir pas besoin de beaucoup d’argent pour être écrivain·e. Ensuite, le·la metteur·se en scène fait souvent partie de la bourgeoisie, et les acteur·trice·s, font partie des tiers-états. Et il·elle·s n’ont aucune liberté ou en tout cas il·elle·s doivent exécuter la volonté d’autres qu’eux·elles. Donc le théâtre de mouvement, avant tout, s’oppose à cette idée que les acteur·trice·s devraient être de pures interprètes. Donc on passe de l’idée d’un·e acteur·trice-interprète à l’acteur·trice-créateur·trice. On veut donner un pouvoir de décision à l’acteur·trice dans le processus de création.
Le deuxième aspect contestataire, c’est que le théâtre de mouvement s’oppose à ce qu’on appelle le primat ou la primauté du texte. Ça veut dire qu’on n’est pas anti-texte. Il y a beaucoup de gens qui pensent que le théâtre de mouvement c’est sans texte, ce n’est pas ça. Ce avec quoi on n’est pas d’accord c’est l’idée que le texte doit être ce à partir de quoi on part pour créer et doit être l’instance d’autorité de la création – il y a un lien avec cette hiérarchie. Pourquoi l’auteur·e, c’est celui dont on doit respecter la volonté ? Pourquoi ça ne serait pas les acteur·trice·s qui peuvent proposer quelque chose ? Donc on passe là d’une dramaturgie du texte (où c’est le texte qui dirige la création, qui nous en donne la structure) à une dramaturgie du corps, où on va créer principalement à travers l’improvisation et le matériel premier qu’on va utiliser ce n’est plus le texte, c’est le corps des acteur·trice·s, leurs mouvements. Et c’est à partir de là qu’on va extraire quelque chose. Ça n’empêche pas d’utiliser un texte, mais le texte viendra après. Je donne un exemple très concret parce que parfois ça sonne un peu abstrait : imaginons que j’aimerais faire l’exercice avec un texte préexistant. Je prends un texte de Beckett ou un texte de Molière, et je dis, a priori, c’est ce texte qui m’intéresse, mais d’abord je vais recruter mes comédien·ne·s, je vais leur faire faire des improvisations, rentrer sur le plateau, créer une relation entre eux·elles. Et je ne saurais ce que je peux faire du texte que lorsque j’aurais d’abord vu mes comédien·ne·s bouger et voir quel type de relations il·elle·s arrivent à créer. Parce que si je prends trois comédien·ne·s ou trois autres, je ne peux pas du tout faire la même chose. Donc mon matériel de base c’est eux, ce qu’eux peuvent faire, leur manière de bouger, leur manière de créer des relations qui va me permettre peut-être de montrer quelque chose dans le texte. Mais je ne pars pas avec le texte et je ne le plaque pas sur les comédien·ne·s. Après ces deux principes de la contestation sociale et puis de la primauté du texte, ils sont accompagnés de toute une série d’éléments qui sont, par exemple, que dans le théâtre de mouvement. L’entraînement de l’acteur est hyper important, parce que comme on n’écrit pas à partir de phrases, de mots, on écrit à partir du mouvement des comédien·ne·s. Donc c’est assez simple à comprendre. Si le comédien·ne peut marcher sur les mains, faire un flic flac, faire un salto – alors, c’est du vocabulaire de plus avec lequel on peut exprimer. Il y a aussi le fait que, étant donné que les acteur·trice·s ne vont pas sur scène pour dire un texte. Il y a beaucoup d’importance sur le groupe, sur les liens entre les acteur·trice·s sur la scène. C’est grâce à la relation entre acteur·trice·s qu’il·elle·s vont présenter quelque chose là. Alors que, par exemple, même dans un Hamlet, si chaque acteur·trice arrive, en ayant juste son texte en tête, il·elle·s peuvent quand même rendre quelque chose du texte. Il n’y a pas nécessairement besoin d’être dans une relation absolue à l’autre ou une relation au public. Parce que, comme le théâtre de mouvement essaie d’être plus dans la présence que dans la représentation, il y a quelque chose de vivant chaque soir. Donc on essaie d’être très à l’écoute des spectateur·trice·s et on va jouer autrement en fonction d’eux·elles. On essaie de représenter quelque chose de vivant qui continue à s’improviser sur le moment. Ça ne veut pas dire qu’on est dans l’improvisation théâtrale. Il y a très peu d’impro. On fixe quand même les chorégraphies, on fixe les danses, on fixe les mouvements. Mais il y a quelque chose de l’ordre de la sensibilité de l’acteur·trice qui doit être beaucoup plus tournée vers le·la spectateur·ice parce qu’il·elle n’a pas sa ligne de texte et donc il·elle doit réagir à ce qu’on lui donne.
C’est un concept vague. Pourquoi ? Parce qu’aujourd’hui, par exemple avec le nouveau cirque il y a Pina Bausch, qui est connue pour avoir créé le Tanz Theater, donc c’est utiliser la danse pour raconter quelque chose, c’est plus juste de la danse pour la technique de la danse, pour la virtuosité du geste. Pareil, le nouveau cirque, c’est une tendance actuelle au cirque. Normalement, on voit un numéro après l’autre, qui sont détachés entre eux et le nouveau cirque, c’est une volonté de lier les numéros entre eux, au service d’une histoire. Donc dans plein de pratiques corporelles, que ce soit le cirque, la danse, même le masque, le mime, on va vers du théâtre [de la narration], ça veut dire raconter des histoires. Donc c’est vrai que le Physical Theater, il englobe du Tanz Theater, le nouveau cirque, dans cette volonté d’utiliser quelque chose de l’ordre de l’expression corporelle pour raconter des histoires, c’est pour ça que c’est très difficile parfois de faire la différence entre le nouveau cirque ou le Physical Theater. Donc ça mélange beaucoup de formes et le Physical Theater emploie comme moyens d’expression : le rythme, la danse, le mime, le masque, l’acrobatie… Et toutes ces disciplines – dans lesquelles l’acteur·trice va pouvoir s’entraîner et qu’on va ensuite essayer de ne pas réaliser juste pour leurs techniques ou pour quelque chose comme de l’ordre du cirque, du spectaculaire – on va plutôt les mettre au service de l’expression, pour raconter quelque chose. On ne les montre pas juste pour elles-mêmes. Voilà, c’est ça l’objectif.
Et donc comment est-ce qu’il est né le projet ?
Alors je pense qu’il y a deux étapes, la première, c’est qu’il est né entre Michael Groneberg et moi, puisqu’on se connaît depuis très longtemps, on a travaillé ensemble. Moi, j’étais son assistante à l’Unil et puis Michael Groneberg, il a exploré le potentiel de transposition théâtrale de Platon pendant des années. Et puis on a beaucoup fait du théâtre ensemble et on discutait, on se disait, mais quel autre philosophe dans l’histoire de la philosophie pourrait se prêter à une recherche théâtrale ? Puis tous les deux, on était d’accord avec le fait que Nietzsche se prête vraiment bien – en raison du fait que Nietzsche a une écriture très poétique, il utilise énormément les images, les métaphores, le rythme, aussi, la théâtralisation, dans ces textes. Il y a des voix qui se répondent. Donc ça se prête vraiment bien. Les livres de Nietzsche ce ne sont que des images. Il peint des tableaux, quelquefois très abstraits mais pour dire quelque chose du contenu. Et donc je lui ai dit mais c’est génial, donc il faudrait qu’on réunisse un groupe d’étudiant·e·s en philosophie et qu’on essaie de bosser sur Nietzsche pour en faire une pièce. Parce que moi, c’est mon dada de réunir des étudiant·e·s en philo et puis d’essayer de faire de la philosophie à travers le théâtre. Et il m’a dit « Ok, c’est parti ».
Qui participe à ce projet de théâtre de mouvement ?
Donc Michael Groneberg a proposé cet atelier au programme, à partir de septembre 2022. On a eu la première séance autour du 19 septembre, et puis c’était proposé dans le programme en philosophie, à l’Unil. Une dizaine d’étudiant·e·s, en philo principalement, sont venu·e·s. Il y a aussi un étudiant de l’EPFL et un qui est en archéologie et histoire de l’art à l’Unil. Et à partir de là, on leur a présenté le projet. L’idée, c’est à la fois de parallèlement lire Nietzsche, d’essayer de découvrir ce texte ensemble, d’en discuter, et à côté de ça, de faire du théâtre de mouvement. Aucun d’eux·elles ne connaissait le théâtre de mouvement. La plupart n’a jamais fait de théâtre, il y en a quelques-un·e·s qui ont en fait, mais jamais du théâtre de mouvement. Et donc, on a commencé en septembre, on se voyait tous les jeudis soirs, maintenant on se voit un peu plus régulièrement, on se voit souvent les week-ends, on fait des répétitions assez intenses. Mais, depuis septembre, on s’est vu en tout cas tous les jeudis soir et moi je structurais de sorte à avoir 45 min–1h de lecture, où on lisait Nietzsche comme une italienne dans le théâtre (quand on fait une italienne, c’est que chacun dit son texte), mais là on ouvrait Nietzsche et puis on lisait ça comme une italienne où chacun·e pouvait se sentir libre de lire une phrase, de s’arrêter, de reprendre la lecture de quelqu’un d’autre. Ce qui est super, c’est que Michael Groneberg parle allemand, donc il lit le texte en allemand. J’ai aussi, je crois, quatre italophones qui lisent le texte en italien. Puis j’ai autorisé assez tôt qu’il puisse y avoir un entrelacement de voix et de langues, donc on lisait le texte en français, italien, allemand… Et puis on parcourait le texte et après on pouvait en discuter. Parallèlement à ça, on faisait du théâtre de mouvement. Ça veut dire que je les ai initiés au théâtre de mouvement : on a commencé à faire de l’improvisation, des exercices d’écoute, des odes sur le plateau, des exercices d’attention des un·e·s et des autres, etc…. C’est le début du théâtre de mouvement; c’est apprendre beaucoup sur la présence des autres. Par exemple, vous sortez tou·te·s, vous rentrez les un·e·s après les autres sur le plateau et quand vous rentrez sur le plateau, vous observez l’espace, vous trouvez l’endroit où vous avez envie d’être, où vous vous sentez bien. Et vous observez les autres entrer chaque fois que quelqu’un rentre. Vous essayez de sentir où est-ce que ça vous donne envie d’aller si la personne se place là.
Comment est-ce que ça vous fait réagir ? Une sorte de travail sur la présence en scène, l’écoute des autres corps, l’observation quand l’autre ne fait rien. Qu’est-ce qu’elle m’envoie, est-ce qu’elle m’envoie de la tristesse, de la joie ? Et est-ce qu’elle m’invite à venir vers elle ou est-ce qu’elle est plutôt en train de me donner envie de m’éloigner ? Donc, durant les trois heures où on se voyait, je pense il y avait une heure où on parlait et les deux autres heures c’était en silence. Puis maintenant tout le travail théâtral qu’on fait, c’est en silence. Voilà, c’est comme ça qu’on a travaillé. Et puis, petit à petit, j’ai pris des éléments de nos discussions sur le texte et puis je les ai injectés dans les improvisations. Par exemple, je leur faisais tirer des petits papiers sur lesquels j’avais marqué des concepts de Nietzsche – dieu mort ou par exemple le chameau comme étape de l’évolution de l’esprit, ou le lion comme étape de l’évolution de l’esprit, ou le drame de l’impossibilité du don, parce que ce sont des trucs récurrents dans le texte. Avant de tirer, il·elle·s devaient choisir dans la liste qu’on avait constituée de moyens d’expressions du théâtre de mouvement (donc il y a un peu de tout, il y a les pauses, les silences, la lumière, la danse, le mouvement, la place dans l’espace. On a dressé une liste de 40 terme/moyens d’expression). Il·elle·s devaient choisir un moyen d’expression, ensuite tirer un petit papier et il·elle·s avaient dix minutes pour proposer quelque chose. Quand on se retrouve parfois avec le « chameau comme stade d’évolution de l’esprit et du rapport au savoir » et comme moyen d’expression « le silence »… Ce n’est pas facile. Ou on a « Dieu est mort et le regard », mais ça a donné des choses extraordinaires et c’est qu’à partir des improvisations, que je suis arrivée, avec l’envie d’explorer ce texte, à en dire quelque chose avec le théâtre de mouvement. Mais j’avais volontairement fait table rase de mes attentes et, en réalité, j’ai eu raison de le faire parce qu’il·elle·s m’ont donné tellement de choses dans les impros que moi j’ai juste eu à prendre les choses, puis à tisser une dramaturgie. Mais tout ce qu’on va voir sur scène, c’est eux qui l’ont proposé dans des improvisations. C’est ça le théâtre de mouvement. Je me suis dit, voilà le texte, voilà les moyens d’expression. On verra où on va.
C’était prévu depuis le début que ça soit présenté à Festival Fécule ?
Alors c’est vrai que dans le projet initial, le fait d’ouvrir cet atelier en septembre, on misait beaucoup sur le Fécule, en se disant, on va créer un spectacle pour le présenter au Fécule mais bon on s’est toujours dit qu’il y avait une possibilité qu’on ne soit pas pris. D’ailleurs moi j’ai cherché d’autres dates – comme on ne pouvait pas être sûr·e·s qu’on serait pris – et il se trouve que ce spectacle va continuer à Renens. J’ai trouvé des dates dans un petit théâtre à Renens qui s’appelle le Théâtre Silo du Lac et la filière de philosophie du gymnase de Renens va emmener tous les étudiant·e·s de troisième année de maturité, troisième année d’école de commerce et troisième année d’école de culture générale voir notre spectacle. Donc mes comédien·ne·s vont jouer une fois au Fécule et six fois au Théâtre Silo du Lac, parce qu’on a 407 étudiants qui viennent voir le spectacle. Et les deux dernières représentations au Théâtre du Silo (donc le 24 et 25 mai) sont publiques. Donc quatre fois que pour les élèves du gymnase, la cinquième fois, c’est moitié élèves du gymnase, moitié ouvert au public. Et puis la sixième représentation au Théâtre du Silo, c’est uniquement public.
Il y a combien de participant·e·s sur scène ?
Alors, ils sont neufs comédien·ne·s sur la scène. À côté de ça, il y a moi qui suis la metteur en scène et il y a un technicien, Jeele Johanssen. Il n’est pas que technicien, il est aussi un œil extérieur. Parce que c’est important que quelqu’un vienne voir, parce que même si je reste à l’extérieur, moi je suis tellement dans le projet que je n’ai pas forcément la distance requise. Jeele Johanssen, qui sera notre technicien, vient aussi donner des cours parce que, lui, il est comédien de théâtre de mouvement. Il vient donner des ateliers de rythme et puis accompagner les comédien·ne·s sur certains points où moi je me sens moins à l’aise. Je ne suis pas une acrobate. Et lui, il vient apporter quelques inputs. Et voilà donc, en tout, on est onze.
Et est-ce que c’est un type de projet qui va revenir sous forme de cours ?
Moi, c’était mon rêve de le faire, puis ça serait mon rêve de le continuer. J’ai toujours rêvé de faire cette expérience, et elle me confirme qu’il y a quelque chose d’extraordinaire là-dedans – à la fois pour faire découvrir le théâtre de mouvement à des jeunes qui n’ont, d’une part, jamais fait de théâtre, mais, en plus, qui ne connaissent pas le théâtre de mouvement. C’est vrai que c’est assez particulier, on se réunit à 18h le jeudi, on est tous fatigués, mais en fait on a réussi à créer un espace de sécurité, de non-jugement. On met de la musique à fond et on bouge et on arrive à créer un rapport les un·e·s avec les autres qu’on a jamais dans la vie quotidienne. Ce truc d’écoute des autres, d’observation, c’est vrai que c’est une sensibilité qui nous permet de découvrir une part de nous et des autres qu’on n’a pas vraiment l’occasion de découvrir dans la vie autrement. Cette découverte du théâtre, cette découverte d’un temps pour être, pour exister, et en plus cette exploration de la philosophie à travers d’autres manières que juste à travers le texte, qui peut être parfois un peu écrasant – La philosophie, ça peut être vraiment lourd. Cette pression où il faut comprendre, il faut étudier, il faut lire, il faut parler, il faut savoir expliquer, puis parfois réussir à dire : « c’est assez normal de ne pas comprendre ». Parce que ça je trouve assez intéressant d’essayer de déplacer l’importance du « comprendre » au « ressentir ». Il n’y a pas tous les auteurs de philosophie qui se prêtent à ça, mais je souhaite pouvoir vraiment le refaire, pouvoir vivre d’autres expériences comme ça.
Comment était l’expérience ?
Mais là de travailler avec une équipe de comédien·ne·s « amateur·trice·s », « nouveaux·elles » – autrement dit, des gens qui ne gagnent pas leur vie avec le théâtre, c’est hyper précieux. D’une part, dans le rapport à la philo, parce que ça évite de partir trop dans la complexité parce que vous imaginez bien que le but ce n’est pas de dire tout ce qu’on peut dire sur Zarathoustra. Le but, c’est d’essayer d’en extraire, de presser Zarathoustra, pour essayer d’en extraire l’essence. Et travailler avec des amateurs dans le théâtre, ces jeunes-là, il·elle·s sont admirables. C’est à eux qu’il faudrait donner un autre nom. Moi metteur en scène me va mais il faudrait les appeler plus que juste « acteur », il faudrait les appeler « acteur-créateur ». Parce que ces jeunes-là, d’une certaine manière, il·elle·s n’ont rien à gagner. Il·elle·s n’ont pas besoin d’être là mais il·elle·s donnent un temps et une énergie considérables. Et il·elle·s sont là par pure envie, d’être là ensemble, de partager quelque chose, de découvrir et ça rend la qualité du groupe tellement précieuse. Et ça, moi, je ne l’ai jamais trouvé avec des professionnel·le·s qui, même s’il·elle·s aiment leur métier – comme il·elle·s sont rémunéré·e·s, il y a un rapport différent. Tandis que là, il·elle·s vivent cette expérience comme si c’était la dernière, et, ça, ça fait que moi j’ai une chance inestimable de bosser avec une équipe à la fois d’amateur·trice·s, en tout cas de passionné·e·s de philosophie et de passionné·e·s de théâtre. Du coup je me réjouis pour eux·elles d’avoir les feedbacks du public, de voir ce que ça donne parce que forcément ce ne sont pas des pros, pas des danseur·euse·s, donc le mouvement il sera peut-être un peu plus brut mais il y aura cet effet d’ensemble et ces liens qu’il·elle·s ont créés entre eux et cette envie de porter quelque chose au public.
Il y en a un qui m’a dit « Non, moi, je suis sûr que ça ne sera pas bien ». Et je lui ai demandé « Mais alors comment ça se fait que tu fais encore partie de ce projet ? Alors que t’es sûr que ça ne sera pas bien ? » Et il a répondu « Ah moi ça m’est égal le résultat, moi je suis là pour chaque moment qu’on vit. Je ne suis pas là pour le résultat. » Et je pense que ça c’est une très belle parole qui résume beaucoup ce qu’on vit dans le collectif. C’est qu’on n’est pas là pour présenter un truc qui cartonne. On est là parce qu’on a envie de partager ces moments ensemble et ça, pour moi, c’est le summum du théâtre. Vive le théâtre pour tout ce qui vient avant la représentation – pas qu’elle ne soit pas importante, mais quand même on a souvent tendance à oublier l’importance de l’expérience. Les enfants quand il·elle·s font du théâtre, il·elle·s veulent tout de suite faire un spectacle. Alors, qu’en fait, dans le théâtre, ce qui est aussi génial, c’est tout ce qui vient avant, c’est l’expérience humaine, le travail, la répétition, la réunion et ça c’est beau.