Populistes ? Comment parler de l’extrême droite en Europe ?
Propos recueillis par : Mathias Cadena
POLITIQUE · Pour discuter de la résurgence de l’extrême droite en Europe, souvent qualifiée de populiste, L’auditoire a rencontré Antoine Chollet, Maître d’enseignement et de recherche à la faculté des sciences sociales et politiques de l’université de Lausanne, spécialiste de pensée politique.
Quelle analyse faites-vous de la récente montée de l’extrême droite en Europe ? En tout cas, quels sont les jalons à retenir de ces 20 dernières années ?
Il est difficile de faire une analyse globale et qui mélangerait tous les régimes parce que les situations sont assez différentes d’un pays à l’autre. Il y a certes des victoires importantes de l’extrême droite ou de la droite radicale dans de nombreux pays, mais il y a aussi des défaites. On vient de le voir au Brésil par exemple, où la défaite de Bolsonaro n’était pas du tout gagnée d’avance, mais on l’a aussi vu aux États-Unis avec l’élection de Biden en 2020. On peut supposer que sans le COVID-19, Trump aurait été réélu. Les trajectoires sont donc différentes de pays en pays. Malgré cela, il est absolument incontestable que l’extrême droite est menaçante dans la plupart des pays européens et américains. Hors de ces continents, on a pu le voir en Inde, où Modi est assez proche de l’extrême droite, ou aux Philippines, ou encore en Australie.
Il est impossible de donner une explication unique à cette montée, mais on peut au minimum avancer quelques éléments. Pour commencer, il faut relever l’omniprésence depuis des années de tous les thèmes propres à l’extrême droite, non seulement chez ses représentant·e·s, mais aussi dans les autres familles politiques et dans les médias : racisme, peur de l’immigration, mentalité obsidionale, culte de la force, virilisme et misogynie, conspirationnisme, etc. En agitant en permanence ces sujets, de très nombreux·ses acteur·ice·s politiques font le jeu de l’extrême droite depuis longtemps.
Il faut mentionner ensuite l’affaiblissement des partis sociaux-démocrates et, plus généralement, de la gauche. Cela ne signifie pas, les sociologues le démontrent depuis longtemps, que l’électorat de gauche se soit simplement déplacé vers l’extrême droite. L’idée que les ancien·ne·s électeur·ice·s communistes voteraient désormais pour le Rassemblement national, dans le cas de la France, est, dans une assez large mesure, une erreur d’analyse. Ce qui doit être noté, c’est que l’affaiblissement des partis sociaux-démocrates a eu une série d’effets sur la droite, la conduisant à se radicaliser et à se rapprocher progressivement de l’extrême droite, déplaçant ainsi tout le spectre politique et banalisant cette dernière.
Enfin, il faut rappeler les effets qui se font de plus en plus clairement sentir des politiques économiques et de destruction des assurances sociales et des services publics qui ont été initiées dans les années 1970 et qui se sont surtout déployées à partir des années 1980. La pandémie les a révélées avec une acuité particulière, mais ces effets étaient déjà très sensibles auparavant. Ces politiques ont conduit à une paupérisation de larges secteurs de la société qui avaient auparavant des situations qui étaient relativement confortables et qui ont depuis chuté dans la pauvreté (ou craignent d’y tomber). On le voit très clairement aux États-Unis, où une bonne partie de l’électorat de Donald Trump était composée par ces catégories, notamment les ancien·ne·s ouvrier·ère·s. Aux États-Unis, les ouvrier·ère·s de l’industrie automobile avaient une bonne situation, possédaient une maison et plusieurs voitures, bénéficiaient de plans de retraite très avantageux, etc. Toutes ces protections qui avaient été mises en place après la Seconde Guerre mondiale (et un peu plus tôt aux États-Unis) ont été détruites ou considérablement affaiblise ces dernières décennies. Cette situation socio-économique rend l’ascension de partis d’extrême droite plus facile, puisqu’il y a une détresse sociale et économique et que les forces politiques qui, traditionnellement, travaillaient pour les catégories les plus vulnérables de la population, sont très affaiblies. L’extrême droite y apporte ses soi-disant explications, en désignant des boucs émissaires. Le vieux slogan du Front national des années 1980 est toujours d’actualité : « X millions de chômeur·euse·s, c’est X millions d’étranger·ère·s en trop ».
J’ajouterais aussi que la Suisse a été un laboratoire de cette ascension de l’extrême droite. Elle y commence à partir des années 1990. Surtout autour du vote sur l’adhésion à l’Espace économique européen (EEE) en 1992, où l’UDC blochérienne prend le pouvoir à l’intérieur de l’UDC et va commencer son ascension, qui va en faire le premier parti du pays à partir de 1999. Une bonne partie des leaders de l’extrême droite européenne et même mondiale sont venu·e·s en Suisse, ou se sont intéressé·e·s au cas de la Suisse, pour savoir comment l’UDC était parvenue à ces résultats. L’UDC a apporté une spécificité aussi, plutôt nouvelle au sein de l’extrême droite et que l’on retrouve chez les partisan·nne·s du Brexit en Angleterre, chez Trump ou dans l’extrême droite néerlandaise : le mélange entre une xénophobie et un racisme tout à fait assumés et une position économique ultralibérale. L’UDC blochérienne ne s’est jamais opposée aux accords de libre-échange avec le monde entier, ni avec la Chine, ni avec les États-Unis. C’est l’alliance des thématiques traditionnelles de l’extrême droite avec une forme de « libertarianisme », qui demande la disparition pure et simple de l’État. Cela convainc une partie de l’électorat parce qu’à partir du moment où l’on a complètement fracassé toutes les protections sociales et les services publics, l’État n’apparaît plus que comme un collecteur d’impôts et de taxes, sans redistribution. La Suisse a aussi été un laboratoire sur la question de la démocratie directe, qui intéresse également beaucoup l’extrême droite depuis 20 ou 30 ans. On crédite l’ascension de l’UDC à son utilisation des outils de démocratie directe, ce qui est en partie faux. Mais ce qui intéresse surtout l’extrême droite européenne, c’est que la démocratie directe a permis de maintenir la Suisse en dehors de l’Union européenne, ce qui est correct. C’est l’aile blochérienne de l’UDC qui a d’abord fait capoter l’accord sur l’Espace économique européen, puis a déroulé le discours anti-européen qui nous a amené dans la situation qu’on connaît aujourd’hui, après le succès de l’initiative de 2014.
Selon vous, cette dynamique est-elle susceptible de continuer ? Pourrait-on, par exemple, voir Marine Le Pen devenir présidente en 2027 ?
Les recherches sociologiques qui travaillent sur l’extrême droite en France tendent à montrer qu’une victoire de Marin Le Pen en 2027 est de plus en plus probable. Le résultat de 2022 était déjà un cataclysme d’un point de vue électoral ; elle avait alors gagné plus de 7 points et plus de 2,5 millions de voix par rapport à 2017. Ce résultat a certes été aidé par Emmanuel Macron qui, en réalité, a fait campagne pour le Rassemblement National pendant tout son quinquennat. Il savait qu’il perdrait contre à peu près tous les autres candidats, et il a donc fait le calcul purement électoraliste de renforcer constamment le RN pendant son premier mandat, mettant sa réélection au-dessus de l’avenir démocratique de la France et confirmant ainsi son absence totale de scrupules. Mais faire porter à Emmanuel Macron la seule responsabilité des scores électoraux du RN serait manquer l’essentiel, à savoir que ce parti a désormais un véritable ancrage social et dispose d’un électorat solide et croissant. Cependant, il n’y a pas de fatalité historique et les résultats de 2027 dépendront des politiques qui seront menées d’ici là.
Car on peut faire une autre politique face à l’extrême droite, l’histoire nous l’a déjà enseigné. Dans les années 1930, c’est exactement ce qui s’est passé en France et aux États-Unis. Il faut des programmes de redistribution et de réduction des inégalités. Il faut des programmes qui actualisent réellement l’idée selon laquelle chacun·e contribue à une collectivité, qui ensuite redistribue les richesses produites en commun à l’ensemble de celle-ci, et que ses nouveaux·elles membres ne diminuent pas cette richesse commune mais l’augmentent.
Peut-être que de telles politiques vont être menées. Encore une fois, il n’y a pas de fatalité, mais la situation, ou plutôt la tendance actuelle, est évidemment extrêmement inquiétante. L’extrême droite est au pouvoir en Italie, en Hongrie, en Pologne, en Suède. Elle est aux portes du pouvoir en France et aux États-Unis, peut-être aussi en Allemagne. Cette situation a des conséquences potentiellement catastrophiques pour la politique intérieure de tous ces pays, mais aussi, spécialement en ce qui concerne les États-Unis, pour la politique internationale. On ne sait jamais à quoi est prêt un pouvoir d’extrême droite qui, une fois qu’il est au pouvoir, va tout faire pour ne pas le perdre.
Sur ce point aussi, il faut préciser une chose sur la Suisse. Elle a été un laboratoire de l’émergence de l’extrême droite, mais, en même temps, le système politique y est tellement conservateur que l’UDC n’est jamais parvenue à monopoliser le pouvoir. Elle a culminé aux alentours de 30%, et tout le monde sait très bien que l’UDC ne prendra jamais le pouvoir en Suisse, qu’elle n’aura jamais à elle seule de majorité au Parlement et au Conseil fédéral. Le parti pourrait éventuellement, avec un raz-de-marée sur deux ou trois élections successives, obtenir un troisième siège, ce qui paraît déjà très peu probable, mais un quatrième siège est complètement inimaginable. Donc, si la Suisse a servi de modèle à tout le monde, elle pourrait aussi devenir une espèce d’îlot constitutionnel et libéral, garantissant les libertés individuelles et les libertés collectives, au milieu d’une Europe qui aurait basculé du côté de l’extrême droite.
Pensez-vous que la notion de populisme soit adéquate pour parler de ces mouvements ?
La réponse est non. Non seulement elle n’est pas pertinente, mais en plus elle renforce l’extrême droite. C’est une des choses que je vais montrer dans un livre qui va paraître l’année prochaine, nommé « L’antipopulisme ou la nouvelle haine de la démocratie » et publié aux éditions Textuel. Utiliser le terme de populisme pour qualifier l’extrême droite pose deux problèmes principaux. Le premier de ces problèmes, c’est d’identifier ou de confondre sous un même terme des mouvements d’extrême droite et des mouvements qui sont plutôt à gauche, ou qui sont transpartisans, comme le Mouvement 5-étoiles en Italie, en posant que toute critique du système politique est équivalente. En les présentant comme des mouvements protestataires, clownesques, dirigés par des matamores qui font des discours enflammés mais qui en réalité, n’ont pas véritablement de programme, on minimise la menace que certains d’entre eux font peser sur l’ordre constitutionnel. Plutôt que de parler d’extrême droite, de fascisme ou de néofascisme, on parle donc de populisme, on l’a vu avec Georgia Meloni ou Donald Trump.
Le second problème de l’usage du terme de populisme, c’est de suggérer que le peuple voterait spontanément pour l’extrême droite, pour des partis autoritaires, antidémocratiques, antilibéraux, anticonstitutionnels, etc. L’usage de ce terme prétend donc défendre la démocratie contre le populisme, mais défend en réalité le pouvoir en place contre la démocratie et contre l’intervention populaire dans les affaires politiques. Pour le dire autrement, il est complètement absurde de prétendre défendre la démocratie en critiquant ses principes les plus fondamentaux. Le discours antipopuliste essaie de faire exactement cela, avec le succès que l’on sait : la double atteinte du second tour par Marine Le Pen et son potentielle élection en 2027, les victoires de Trump, Bolsonaro, Orban, les démocrates de Suède et les fascistes italiens au pouvoir, pour ne prendre que quelques exemples. Le moins que l’on puisse dire, c’est que 20 ou 30 ans de rhétorique antipopuliste ne nous ont guère protégés contre les ennemi·e·s de la démocratie. Il ne faut pas s’étonner de cette conséquence cependant, puisque ce n’est pas une rhétorique qui cherche à défendre la démocratie, mais uniquement les pouvoirs établis.
Imaginez-vous une notion plus pertinente pour parler de ces mouvements ?
S’agissant des partis de droite et d’extrême droite, il faut simplement les nommer par leur nom. Ce sont des partis d’extrême droite, fascistes pour certains. On peut ensuite discuter de nuances plus fines. Est-ce que c’est du néofascisme, du crypto-fascisme, du proto-fascisme, par exemple ? Ces distinctions sont parfois un peu byzantines. Je pense que Trump par exemple est une figure fasciste, comme il l’a clairement montré lors de l’assaut contre le Capitole le 6 janvier 2021. Bolsonaro aussi est une figure fasciste, tout comme Orban. Il est toujours plus difficile d’estimer le degré de fascisme des personnalités ou des partis avant qu’ils n’atteignent le pouvoir. En effet, il·elle·s ne déploient tous leurs effets qu’une fois qu’ils y sont, c’est-à-dire une fois qu’il·elle·s contrôlent directement la police, l’armée, une partie de la justice et différentes autres institutions. Je pense donc qu’il faut réutiliser le terme de fascisme, éventuellement en le qualifiant, dans les cas qui s’y prêtent, et qu’il faut utiliser les termes d’extrême droite, de droite radicale ou autoritaire dans les autres cas. Nous disposons de tout un vocabulaire qui demeure tout à fait utilisable et qui évite de désigner par le terme de populisme des phénomènes qui n’ont rien à voir avec son sens historique.