Les nuages blancs
Texte gagnant la 2ième place, Prix de la Sorge 2022
Écrit par : Ilian Guesmia
CONCOURS • 35 membres de la communauté universitaire lausannoise ont participé au concours littéraire du Prix de la Sorge 2022 organisé par L’auditoire, sous l’unique condition de soumettre un texte de moins de 25’000 caractères espaces compris. Un jury composé de l’écrivaine et éditrice Abigaelle Lacombe, de la professeure de français moderne à l’Université de Lausanne Danielle Chaperon, du journaliste au journal Le Temps Sami Zaïbi, de la membre de la revue Archipel Elena Link et de la co-rédactrice en chef de L’auditoire Jessica Vicente, a récompensé quatre textes. Hors des trois premiers prix initialement prévus, le jury a décider d’attribuer le prix Prix(-se) de risque à un quatrième texte. La cérémonie de remise des prix s’est déroulée jeudi 24 novembre au soir au foyer de la Grange de Dorigny, avec l’accompagnement musical du groupe Oxeon formé de la chanteuse Sylvie Klijn et de l’accordéoniste Léa Gasser.
– Alors, tu es allée te promener ce matin ?
Elle tourne la tête dans ma direction et entrouvre la bouche pour me répondre.
– …
Elle me regarde. Enfin, je crois.
Après un bref instant, elle détourne le regard et ses petits yeux marron se remettent à errer au
hasard, entre la terre et le ciel.
Un océan de champs – d’herbes folles d’abord, puis au loin de colza – ondule devant nous. Le soleil, déjà bas dans le ciel éternel, a revêtu ses rayons les plus doux. Il fait bon. La lumière est enivrante. Un vieux chêne contemple notre scène. Sur une des branches du tilleul à l’ombre duquel nous nous sommes assis chante l’adorable serin cini. Quelques nuages flottent. Une buse plane. Le temps respire.
Suspendu.
– Tu n’as pas été faire de promenade après le déjeuner ?
Elle cligne des yeux, cherche ma voix.
Je répète.
– Une promenade… non ?
Elle me dévisage. Le serin se tait.
– Oh tu sais, moi je… bon j’ai un… un petit tour, vers… tu vois là où il y a… où tu es toi. Et puis ben
j’ai regardé si vous étiez mais… voilà je… je me suis dit « non tu vas quand même pas… », enfin je voulais
pas vous déranger.
Une abeille bourdonne. Le tilleul frissonne.
– Et qu’est-ce que tu as vu de beau pendant ta balade ? Tu as vu de jolies fleurs ?
– Oui, quand je passais sur mon… tu sais… mon…
– Ton chemin ?
– Oui, il y avait des fleurs que… que je… enfin…
– Des fleurs que tu n’avais encore jamais vues ?…
– Oui, voilà.
Je la prends dans mes bras.
Des fleurs qu’elle n’avait jamais vues… Je l’aurais parié !
Il y a quelques années, au temps où ses yeux ne scrutaient pas encore le vide, elle m’aurait dit : « Tu sais, dans mon talus, et bien il y a des fleurs qu’on n’a jamais vues ! Ils disaient justement ce matin aux Jardiniers à la radio – je sais pas si tu écoutes ça toi ? – ils disaient qu’il y a des graines qui restent sous terre, qu’elles ne sortent que lorsque c’est le bon moment et après ça donne des fleurs qu’on n’a jamais vues ! ».
Cette théorie, je la connais par cœur. Depuis qu’elle a la maladie d’Alzheimer, elle ne cesse de la répéter.
La seule différence, c’est qu’hier encore – avant-hier peut-être – elle pouvait encore former une phrase grammaticalement correcte. Mais elle a oublié. Les mots. Les verbes. La syntaxe. Un jour, elle oubliera de parler aussi. De respirer.
Et elle ne verra plus de fleurs qu’elle n’a jamais vues.
•
– Tout se passe bien ?
Je lève la tête et je remarque Ophélie, l’aide-soignante qui s’occupe de Grand-Maman. Cette dernière l’observe d’un œil suspicieux, mais ne répond pas.
– Oui, tout va bien, ai-je fait.
– Il est temps pour Madame Hugo de passer à table, annonce-t-elle.
Je jette un coup d’œil à ma montre. 16h30. J’avais oublié que l’on soupait à 17h00 en EMS. Et qu’il faut trente minutes pour atteindre la salle à manger lorsqu’on est accompagné d’un résident.
– J’ai réservé une place pour pouvoir manger à ses côtés.
– Alors je vous laisse y aller gentiment.
Je remercie la jeune femme et entreprends de me lever.
– Tu viens, Grand-Maman ?
– Pourquoi ? Je dois partir ?
– Non, on va manger, c’est tout.
Elle me jette un regard paniqué.
– On va juste manger, Grand-Maman. J’ai vu qu’il y a de la dorade au menu. Tu viens ?
Elle marmonne quelques mots incompréhensibles.
Je l’aide à se lever et nous avançons vers l’entrée à pas de tortues asthmatiques. À la hauteur d’une fenêtre, Grand-Maman se fige. Nous n’avons même pas atteint la porte d’entrée.
– Qu’est-ce qu’il y a Grand-Maman ?
– Tu vois les… ces grands… là-devant, qui sont dans le… ?
– Les nuages ?
– Oui. Tu as vu comme ils sont blancs ?
– C’est beau hein ?
– Y a pas d’eau.
– Où est-ce qu’il n’y a pas d’eau ?
– Dedans.
– Dans quoi ?
– Les grands trucs là.
– Les nuages ?
– Oui. Ils sont blancs, ça veut dire qu’y a pas d’eau dedans.
Je m’abstiens de lui rappeler que les nuages sont des amas de vapeur d’eau condensée en fines gouttelettes maintenues en suspension dans l’atmosphère et approuve sa nouvelle théorie.
– Les gens qui s’occupent de… dans les champs… ils vont pas être contents.
– Les paysans, tu dis ?
– Oui, parce que tu comprends, depuis des mois, pas une goutte. Et on n’aura plus rien à manger.
– En parlant de manger, tu ne veux pas aller souper ?
– Pourquoi ?
– Parce que c’est l’heure.
Nous nous remettons en marche.
•
Blancs comme l’écume
Flottent dans l’azur
Dans le vent se dessinent
Libres et légers
Veillent sur le temps
Adoucissent le jour
Voile de rêve
Toile immaculée
Une larme est tombée du ciel
•
À peine avons-nous franchi le seuil d’entrée que nous sommes contraints de céder le passage à une vieille dame toute voûtée, à l’air courroucé.
– Tu as vu celle-là ? me fait Grand-Maman.
– Oui… Et bien quoi ?
– Elle est juste à côté de…
– De ta chambre ?
– Non, non ! Dans !
– Ah d’accord. Et alors ?
– Hein ? Je comprends pas de quoi tu parles.
Nous avançons de quelques millimètres, puis croisons Jacqueline, une mamie sympathique au premier abord, mais qui n’a plus toute sa tête et dont le verbe s’avère rapidement fatigant.
– Eh, mais c’est Marianne ! fait-elle sans me prêter la moindre attention. Oh ben ça me fait plaisir de te voir ! Figure-toi que je parlais justement de toi à Henriette l’autre jour ! D’ailleurs, en parlant d’Henriette, …
– Avance, me fait Grand-Maman sans la moindre discrétion. Ah, celle-là ! J’sais pas ce qu’elle me veut c’te bonne femme !
Mal à l’aise, je tente d’expliquer à Jacqueline que l’on doit passer à table, mais la vieille femme – qui ne m’a pas remarqué je présume – ne daigne pas arrêter de parler. Grand-Maman grommelle en me tirant la manche et je finis par céder.
Et nous la laissons cancaner toute seule dans le hall.
•
Arrivés à la salle à manger, nous cherchons notre table et trouvons la petite étiquette « Mme Hugo » placée sur une table entourée de quatre chaises. Un membre du personnel m’aperçoit et approche, mal
à l’aise.
– Est-ce que ça vous dérange que deux autres pensionnaires s’assoient à votre table ?
– Non, pas de souci, je serai ravi de faire leur connaissance.
L’employé me remercie et retourne à l’entrée accueillir les pensionnaires de l’EMS.
Grand-Maman fronce les sourcils.
– Dit quoi le bonhomme ?
J’esquisse un sourire.
– Il dit que deux autres résidents vont venir manger à notre table.
Grand-Maman me regarde sans broncher.
– Deux résidents que tu connais vont discuter avec nous pendant le repas.
La maison de retraite des Tilleuls est toute petite et ne peut accueillir qu’un nombre très limité de résidents, ce qui assure une ambiance conviviale au sein de l’établissement. Seulement voilà, Grand-Maman Marianne étant de nature solitaire, elle n’a créé que très peu de liens avec les autres pensionnaires, pour ne pas dire aucun. Aussi, lorsque les deux messieurs viennent maladroitement s’asseoir à notre table, Grand-Maman fait les gros yeux.
– Qui c’est ceux-là ?
– Lui, c’est Monsieur Cherpillod, dis-je en lui indiquant le petit monsieur aux yeux méfiants ; on a
discuté avec lui au salon l’autre jour, tu te rappelles ?
Si je me souviens parfaitement du moment passé en compagnie de ce vieux ronchon rabougri, cela n’a pas l’air d’être le cas de Grand-Maman, au vu des yeux de calmar géant qu’elle pointe dans sa direction.
– L’ai jamais vu celui-là.
Je commence à m’excuser auprès de Monsieur Cherpillod, mais il me coupe la parole dans l’instant.
– Bof, ici de toute façon personne ne me respecte, même l’équipe d’animation. Ils veulent tous que
je meure le plus vite possible pour être débarrassés de moi.
Monsieur Cherpillod étant paranoïaque, je ne peux m’empêcher de hausser un sourcil. La dernière fois que j’ai eu le privilège de l’entendre s’écouter parler, il avait prétendu que les cuisiniers tentaient de l’empoisonner en remplaçant les médicaments pour son arthrose par des « pastilles de cyanure ». Heureusement, il s’en était aperçu et les refilait depuis à M. Sanchez, dont la tête ne lui revenait pas.
Je me tourne vers l’autre homme. Il est grand, avec des cheveux argentés et un air avenant.
– Et vous, comment vous appelez-vous ?
– Je m’appelle Ernest Blanc, mais appelez-moi Ernest, répond-il en dépliant sa serviette, les mains tremblantes.
La serveuse s’approche de nous. Je ferme les yeux. C’est de la soupe, j’en suis sûr. Avec un peu de chance ça ne sera pas celle aux patates. Je rouvre les yeux. Elle sert de généreuses portions de soupe aux patates dans quatre bols.
– Ça sent bon, dit Grand-Maman, enthousiasmée, dont les dernières soupes de patates préparées
dans sa cuisine avaient pour base l’eau des patates vapeurs qu’elle s’était concoctées la veille…
– Vous trouvez ? répondit gentiment l’employée en posant les bols sur la table, avec un manque
de conviction évident.
– De quoi elle parle ? m’interroge Grand-Maman, en se mettant à boire la soupe directement dans son bol et en prenant soin d’en renverser partout sur sa jupe.
L’employée nous souhaite bon appétit et passe à la table suivante en souriant. J’en viens à me demander si la raison de son sourire est la dernière réplique de Grand-Maman, son incapacité à utiliser une cuillère ou… la soupe elle-même.
•
– C’est dégueulasse c’te bouillasse qu’ils nous servent !
Ça y est. Je me disais que cela faisait longtemps que Monsieur Cherpillod ne nous avait pas régalé de son habituel concert de grognements et de postillons.
Et si je dois bien admettre que la soupe de patates est – comme à son habitude – absolument ignoble, je ne peux que me montrer impressionné par la purée de pommes de terre – oui, ici on aime bien varier les féculents – et la dorade. Même les légumes, habituellement cuits à outrance pour éviter de fâcheux accidents avec les dentiers, se révèlent étonnamment comestibles.
Je me tourne vers Ernest qui n’a pas dit un mot de tout le repas.
– Ernest, vous ne dites rien, est-ce que quelque chose ne va pas ?
– Non, c’est rien, je suis juste un peu fatigué.
– C’est son anniversaire et personne n’est venu le voir aujourd’hui, corrige Cherpillod en haussant les yeux au ciel. En même temps, je ne sais pas à quoi il s’attend ; personne ne vient jamais le voir.
Je me retiens de fusiller Monsieur Cherpillod du regard.
– C’est vrai ça, Ernest ? C’est votre anniversaire aujourd’hui ?
Le pauvre homme soupire.
– Oui, mais c’est pas grave. Je peux pas en vouloir à ma fille, elle est partie vivre en France avec son mari.
– Et le reste de votre famille ? intervient maladroitement Grand-Maman Marianne, levant ainsi pour la première fois les yeux de son assiette.
Ernest avale sa salive.
– Je n’en ai plus, de famille. Ma femme est morte il y a plus de quarante ans et je ne me suis jamais remarié depuis. Je n’ai ni frère ni sœur. Mes amis sont tous décédés. Et les services sociaux trouvent que ma ferme est en trop mauvais état. Du coup, ils m’ont mis en appartement protégé, et puis…
– Et puis il est devenu trop infirme pour se débrouiller tout seul ! finit Cherpillod en ricanant.
Je lui lance un regard noir. Ernest conclut :
– Comme j’ai du Parkinson, je pouvais plus rester seul.
– Il cassait toutes ses tasses en porcelaine, complète Cherpillod joyeusement.
– Vous pouvez vous taire ? demande Grand-Maman Marianne, à ma grande surprise et à l’hilarité de l’employée qui ramasse les assiettes de la table à côté.
Cherpillod se renfrogne. Je l’ignore et reprends :
– Je suis sincèrement désolé, Ernest. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour égayer votre journée ?
– Non, je ne crois pas. Comme disait M’sieur Cherpillod, j’ai l’habitude d’être tout seul pour mon anniversaire. Je suis déjà bien content de pouvoir manger avec vous. Et puis, l’équipe m’aura sûrement préparé un beau gâteau.
Grand-Maman avale goulûment sa dernière bouchée de dorade puis articule :
– Moi aussi, j’ai… à l’école de… pour les femmes, enfin avec une recette mais… et puis, ça allait
comme ça. Voilà.
•
18h00. Grand-Maman et moi quittons la salle à manger et rejoignons la porte d’entrée de l’EMS.
– Bon, et bien… je crois qu’il est temps que je rentre chez moi.
Elle paraît surprise. Peut-être parce qu’elle n’a pas la moindre idée de l’heure qu’il est.
– Ah. D’accord… bon. Alors à… à bientôt.
Je la serre contre moi. Ses bras restent un instant le long de son corps chétif. Puis elle porte ses mains jusqu’à moi. Elle m’agrippe. Elle ne sait pas qui je suis. Mais elle sait qu’elle me connaît. Et elle ne veut pas que je parte.
Au bout d’une longue minute, je desserre mon étreinte. Je fais un pas en arrière. Elle me dévisage avec de grands yeux mélancoliques.
– Je reviens demain.
Ses yeux sont embués.
– C’est vrai ? Demain ?
Je prends ses mains dans les miennes.
– Oui. Demain.
Et je m’en vais.
•
Par la fenêtre.
Une ombre immobile.
Elle fixe le néant.
Vertige du monde.
Son âme s’échappe.
À chaque seconde.
Une vision brouillée.
Les échos du passé.
Elle ne comprend pas.
Elle ne sait plus.
Elle se cherche dans le noir.
Elle me cherche au hasard.
Puis elle se retourne.
•
– Pourriez-vous m’indiquer où se trouve Madame Hugo, mademoiselle ?
– Elle lit le journal dans la véranda.
– Merci.
– Je vous en prie.
Elle lit le journal ?… Observer le journal serait plus adéquat. Grand-Maman ne sait plus lire, et même si elle savait, elle ne comprendrait pas un mot.
Je croise Sylvie, une adorable petite grand-mère toujours de bonne humeur, qui fait son footing tous les matins.
– Bonjour Madame Pahud. Vous allez bien aujourd’hui ?
– Toujours ! Pourquoi aller mal quand on peut aller bien ? J’ai bien dormi, le soleil brille, j’ai eu
mon café ce matin et la vie est belle !
– Et bien, c’est fantastique ! À plus tard Madame Pahud !
Je passe ensuite à côté d’une autre dame, que je n’avais encore jamais eu l’occasion de rencontrer
auparavant. En me voyant, elle se met à hurler :
– De l’eau ! De l’eeaauu ! ! DE L’EEAAUU !
Je la regarde un instant, interloqué.
– JE VEUX DE L’EEEAAAUUU !
Je m’enfuis.
Dans la véranda, je cherche Grand-Maman du regard.
Elle est là, tout de vert pâle vêtue, assise dans son fauteuil habituel, le journal à la main, le regard perdu quelque part dans un gros titre. Ses cheveux noirs blanchissants sont en désordre.
– Grand-Maman ?
Elle lève les yeux de son journal.
Il m’arrive parfois de me demander si c’est vraiment ma Grand-Maman que j’ai devant moi. Si elle n’est pas déjà partie, ne laissant derrière elle qu’un clone, un sosie égaré, une pâle imitation. Une illusion.
– Grand-Maman, c’est moi, ton petit fils.
Elle se lève, se jette dans mes bras et m’inonde de larmes.
– J’attendais, j’espérais tellement…
– Je suis là Grand-Maman. Je suis là.
J’essuie ses larmes à l’aide d’un mouchoir. Elle rit, je ne sais pas pourquoi.
– Je suis venu te voir hier, tu ne te souviens pas ?
Elle fronce les sourcils.
– C’est pas grave, je suis très content de te voir, moi aussi. Que veux-tu faire aujourd’hui?
– Oh tu sais, moi je sais pas.
– Tu aimerais participer à une activité avec l’équipe d’animation ?
Elle me regarde avec des yeux effarés.
– Non, ça non. Je m’en passe très bien.
– Tu préfères qu’on aille se promener, peut-être ?
– Si tu veux.
– Ce que je veux n’a pas d’importance. C’est ce que tu veux toi qui compte.
– Tu sais moi je sais pas.
– On va se promener ?
– Oui.
Nous décidons de passer dans sa chambre afin de récupérer sa jaquette. Il fait une température estivale, mais elle a froid, allez savoir pourquoi.
En nous y rendant, nous passons près du salon où quelques résidents et animateurs se sont réunis autour du canapé à côté du piano pour fêter l’anniversaire de Madame Delisle. Une employée dépose un gâteau au chocolat devant la petite vieille.
– Joyeux anniversaire, Madame Delisle !
– Ça me fait quel âge ?
– Qu’est-ce que vous pensez, Madame Delisle ?
– Bah, je sais pas moi… 50 ans ?
– Ah non, Madame Delisle, ça vous fait 98 ans aujourd’hui !
– Ah bon.
L’employée regarde une de ses collègues en riant.
Il est effrayant de voir à quel point les personnes âgées perdent la notion du temps, en particulier celles atteintes de maladies neurodégénératives. Grand-Maman non plus ne sait jamais quel jour de la semaine nous sommes, ni quelle heure il est, ni même quel mois ou saison nous vivons. Elle erre dans un hasard chancelant, dans un espace temps complètement flou, sans repères ni frontières, dort lorsqu’on lui dit de dormir, mange lorsqu’on on lui dit de manger et survit lorsqu’on on lui dit de vivre.
•
– Tu vois les gros machins blancs, là ? me fait Grand-Maman.
– Les nuages…
– Qu’est-ce que c’est beau. C’est tout blanc, partout.
– Oui, c’est magnifique, en effet.
– Comme un tableau.
Je me demande d’où peut bien venir cette fascination subite pour les nuages blancs. Il doit bien y avoir une raison… S’y reconnaîtrait-elle ? Eux non plus n’ont pas les pieds sur Terre… Ils flottent, sans amarre.
Ou peut-être y voit-elle quelque chose que je ne vois pas. Les enfants couchés dans l’herbe y voient bien des sirènes et des dragons.
– J’ai trop chaud, me fait Grand-Maman.
Sans blague.
Nous continuons de marcher en silence. Au bout de quelques minutes, je finis par lui poser la question.
– Tu te souviens quand on allait voir le TGV de 09h22 partir de la gare de Lausanne ?
– Non.
La rapidité et la brutalité de sa réponse me prennent par surprise.
– Alors, peut-être te souviens-tu de nos sorties à Sauvabelin. On faisait le tour du lac.
– Non.
Je sens mon cœur se serrer.
– Tu n’as pas oublié toutes les fois où nous sommes allés écouter le guet sonner l’heure ? Tu t’en souviens, n’est-ce pas ?
– Non.
– La Cathédrale de Lausanne, ton grille-pain « oiseau », Passe-Moi les Jumelles, le coucou de ton appartement, la place de jeu d’Epalinges, les kebabs au Bosphore, le piano, rien ?
Elle ne répond plus, mais peu importe. Je connais la réponse.
Je ne sais pas pourquoi je lui pose toutes ces questions. Je nous fais mal. Rien de ce que nous avons vécu ensemble n’existe encore dans sa mémoire et je le sais.
Notre serin cini chante dans un érable. Je me demande s’il s’est jamais arrêté.
•
Ils fuient
S’effacent
S’évaporent
S’échappent
Disparaissent
Hors d’atteinte
Cèdent au temps
Qui passe
S’y accroche
S’y attache
Mais ils filent
S’en arrachent
Brisés nets
Se détachent
Dans le vide
Ils se cachent
•
De retour de promenade, Grand-Maman et moi allons nous asseoir sur un des canapés du salon. Une dame d’une soixantaine d’années est assise au piano et massacre consciencieusement La Lettre à Élise de
Beethoven. Grand-Maman ne l’a pas remarquée et me regarde d’un air ahuri.
– C’est quoi ce bruit ?
– Du piano. Tu vois, c’est la dame là-bas qui en joue.
Grand-Maman reste silencieuse quelques secondes. Elle ne comprend pas. Soudain, son regard s’allume. Et là, à mon immense surprise, elle déclare :
– Ça me rappelle… tu sais… le piano… quand tu… à Noël, tu jouais !
Je tressaille.
Elle se souvient. Je n’arrive pas à y croire.
– Tu veux bien m’en… m’en jouer ?
Mon cœur s’arrête. Je suis obligé de retenir mes larmes.
– Je… Oui, Grand-Maman, je peux te jouer quelque chose si tu veux.
Elle hoche simplement la tête.
Je jette un coup d’œil à la vieille dame qui jouait du piano. Elle est retournée s’asseoir dans un fauteuil. Je m’avance vers le piano, lentement, pour être sûr de ne pas briser l’instant que je suis en train de vivre. Comme une illusion. La plus belle, assurément. Je m’assieds sur le tabouret devant le piano. Le choix s’impose de lui-même : les Nocturnes opus 9 n°2 de Chopin, le morceau que j’avais joué au dernier Noël auquel Grand-Maman avait pu assister. Je place mes doigts sur les touches du piano, puis me retourne vers Grand-Maman. Elle attend. Je ferme les yeux. J’ai l’impression que le monde entier retient son souffle.
Les notes se mettent alors à remonter le long de mes doigts pour imprégner tous mes membres. Je me laisse transporter par la mélodie et sens mon corps s’incliner avec lenteur, au rythme de la musique. Mes bras ondulent sur le piano, je caresse les touches et m’enivre doucement. Je vacille petit à petit dans un état second, loin de la réalité. Le temps est suspendu et je flotte dans un rayon de lumière, en plein centre d’une aveuglante obscurité. Le visage de Grand-Maman se reflète dans le piano. Elle sourit. Elle me tend la main. Je la lui prends. Les étoiles scintillent soudain tout autour de nous. L’agitation et les soucis du monde sont loin, très loin, imperceptibles sur notre îlot de paix. Il n’y a que la musique, Grand-Maman et moi.
Je frissonne et rouvre les yeux, tout en laissant mes mains se balader avec délicatesse sur le piano. Je regarde autour de moi. Quelques résidents se sont approchés et me fixent de leurs yeux curieux. Ernest est là, un sourire nostalgique sur le visage. Il y a Sylvie aussi, qui a forcé Jacqueline – assise à côté d’elle – à se taire. Quelques autres petits vieux sont venus écouter. Les uns paraissent émerveillés, les autres ennuyés. D’autres encore semblent ne pas écouter. Je parcours tout le salon jusqu’à ce que mon regard se pose sur Grand-Maman. Elle est toujours assise dans son fauteuil, les bras croisés, un sourire presque
imperceptible aux lèvres. Un sourire que je ne lui connaissais plus. Ses yeux sont emplis de larmes. Et les miens aussi.
Mes doigts cessent de jouer. Le silence s’empare de la pièce.
Grand-Maman me regarde. J’en suis sûr cette fois.
•
Je me lève du tabouret. Les résidents applaudissent, mais je ne les entends pas. Ma vision est opaque. Grand-Maman s’est levée. Je la prends dans mes bras et la serre fort contre mon cœur. C’est ma grand-maman. Je suis son petit-fils. Et rien ni personne ne le lui fera oublier. Au bout d’une longue minute, je desserre mon étreinte et sèche ses larmes.
Je n’oublierai jamais le moment que je viens de vivre. Pour la première fois depuis bien des années, j’ai vu ma grand-maman en face de moi. Pas le sosie égaré. Ma grand-maman, bien vivante, les pieds sur Terre, la grand-maman de mon enfance. La grand-maman que j’aime.
Je vois Ernest se lever et s’approcher de moi.
– Je ne savais pas que vous faisiez du piano. Ma femme en jouait aussi autrefois. Vous m’avez rappelé bien des souvenirs. Merci.
L’émotion est si forte. Les mots ne me viennent pas. Je réponds simplement :
– Merci à vous.
•
La lueur du jour s’éteint peu à peu. Il fait doux. Grand-Maman et moi profitons du calme et de la fraîcheur de la nuit naissante, qui tombe sur Les Tilleuls. Au loin, le soleil descend derrière les montagnes. Les nuages ont pris une teinte rosée dans le ciel de feu. Un grillon en quête d’amour frotte
ses ailes frénétiquement. Il flotte un parfum de regain.
Nous restons là, assis côte à côte à l’ombre de notre tilleul, dans le silence. Parler n’est pas nécessaire. La lumière baisse de plus en plus jusqu’à ce que les nuages prennent des reflets bleutés.
– Tu as vu ? me fait Grand-Maman en pointant les nuages du doigt. Ils sont tout bleus.
– Ça veut peut-être dire qu’il va pleuvoir, tu ne penses pas ?
– Ça serait bien.
Et nous cessons à nouveau de parler.
Les ténèbres emportent le paysage. Les étoiles scintillent encore une fois tout autour de nous.
La porte d’entrée s’ouvre derrière nous. J’entends des bruits de pas. Je me retourne. Ophélie.
– Il serait temps pour Madame Hugo d’aller se coucher, vous ne croyez pas ? Elle ne dort pas beaucoup, vous savez.
– Oui, je sais.
Je soupire.
– Je dois te laisser, Grand-Maman.
– Pourquoi ?
– La nuit est tombée. Il est l’heure que tu ailles dormir.
– Ah bon.
Nous nous levons et je la serre encore une fois dans mes bras.
– Tu m’abandonnes ?
– Non, Grand-Maman, je reviendrai te voir un de ces jours.
– C’est vrai ?
– Oui, je te le promets.
– D’accord.
Je desserre mon étreinte.
– Bonne nuit, Grand-Maman.
– Bonne nuit.
Je regarde Ophélie prendre la main de Grand-Maman et la ramener dans l’EMS. Grand-Maman se retourne une dernière fois. Elle me fait un signe de la main. Je le lui rends.
Je mets les mains dans les poches pour rentrer chez moi.
Englouti dans la nuit noire.
•
Réveil en sursaut. Un bruit sourd dans ma poitrine. C’est mon cœur. Il bat trop fort. Je sors de mon lit et ouvre les volets précipitamment. Le ciel bleu est constellé de petits nuages blancs. Je m’affole. Il s’est passé quelque chose. Je ne prends même pas le temps de m’habiller et descends les escaliers en courant. Je me jette dehors en pyjama et me mets à courir sur la route. Les voisins peuvent bien me regarder, je m’en moque. Le ciel se dégage peu à peu. Les nuages avancent vers l’horizon. Je cours plus vite, mon cœur cogne, prêt à se rompre. Je tombe à terre. Mon pyjama est déchiré et mon genou en sang. Peu importe, je me relève et me remets à courir. Les nuages avancent vers l’horizon. L’EMS apparaît devant moi. J’accélère encore. Je n’ai jamais couru aussi vite. Je me rue dans le bâtiment et tombe nez-à-nez avec une aide-soignante.
– Quelque chose…
Je l’ignore, la bouscule et continue de courir à toute vitesse. Je fais irruption dans le corridor qui mène au salon et passe à côté d’une fenêtre. Les nuages avancent vers l’horizon.
Je me précipite vers le lit. Je cherche son corps dans les draps. Mais le lit est vide. Mon cœur lâche.
Mon regard est alors attiré par la fenêtre de la chambre. Je m’en approche et regarde au dehors. Les nuages sont loin, prêts à disparaître à l’horizon. Une buse vole haut dans le ciel. Je crois avoir compris.
L’Avis du Jury
Très beau texte, qui touche au plus près de nos émotions. Le texte mélange à la fois récit et passages de poésie. Le récit est facile à suivre et à comprendre car le vocabulaire et la syntaxe utilisée sont accessibles y compris pour les personnes qui ne sont pas francophones. Le narrateur nous raconte lui-même l’histoire ce qui permet de s’immerger complètement et de vivre la scène au même instant.