Rencontre avec Adrien Bürki

Propos recueillis par : Maxime Hoffmann

Est-ce que vous vous considérez écrivain ?

La question est compliquée, car elle touche à la légitimité sociale qu’une personne a de se dire ou non écrivain. Fut un temps, je ne me serais jamais imaginé être « écrivain ». Maintenant, après plusieurs publications et après avoir adapté ma manière de travailler, je me l’autorise dans certains contextes, notamment littéraires. J’essaie néanmoins de ne pas rendre ce statut anodin et j’évite de l’employer à tort et à travers. Je peux parfois avoir l’impression que c’est une carte que je joue, ce qui me gêne : il serait trop facile de l’utiliser comme une étiquette que l’on m’a accordée une fois et qui persisterait toujours. On peut d’ailleurs s’interroger face à des personnes qui, après avoir pris part à des scènes médiatisées – comme The Voice ou d’autres espaces de légitimation –, se revendiquent « artistes ». Pour moi, le terme ou le statut se rattache surtout à une pratique qui est, en l’occurrence, l’écriture. C’est un mode de vie qui prend plus ou moins de place dans mon quotidien et, comme pour un boulanger ou un facteur, c’est en travaillant que je peux m’associer à une profession. Le statut d’écrivain jouit néanmoins d’une connotation plus « prestigieuse » qui rend son usage parfois prétentieux, très convoité par certains. De mon côté, je tente de rester modeste. Pendant longtemps, j’ai été un peu paresseux et le fait d’avoir publié mon recueil Sur la Chapelle, qui a reçu le Prix Georges-Nicole, m’a permis de me sentir plus légitime et de développer une éthique de travail. Ça a été une prise de conscience. Ce n’est sans doute pas anodin que, quand j’écris, je dis que je travaille : c’est cette implication qui pour moi légitime le terme d’écrivain.

Pourquoi écrivez-vous ? Et pourquoi allez-vous jusqu’à publier ?

J’écris parce que je lis. Le passage de la réception à la création littéraire s’est fait naturellement : j’ai beaucoup lu, depuis un très jeune âge, et l’envie d’écrire mes propres histoires s’en est ensuivie. J’ai des souvenirs forts liés à des lectures d’enfance. Rétrospectivement, je me dis que c’est en partie de là que vient la grande importance que j’attache à la fiction, qui me semble constitutive en termes à la fois d’émotions et de clefs de lecture du monde. Je ne suis pas sûr, contrairement à ce qu’on entend souvent, que « la réalité dépasse la fiction », et je crois qu’il y a énormément à gagner, individuellement et collectivement, à se nourrir de récits et à savoir les lire.

En ce qui concerne la publication, la réponse est simple : pour moi, raconter n’a pas de sens sans un public. Chercher à partager ce que l’on écrit avec d’autres que soi me paraît logique. Pour ma part, outre la participation à des concours, j’ai d’abord écrit des textes pour des proches, des gens qui me connaissaient bien. L’étape de la publication est aussi confrontante (et stimulante), ajoute à ce public familier un public potentiel qui n’a pas de bienveillance amicale a priori.

Comment décrivez-vous le rapport entre la lecture et l’écriture ?

Comme je l’ai dit plus tôt, c’est pour moi un rapport primordial : mon envie d’écrire vient de mon goût pour la lecture. J’ai des goûts éclectiques : en bon ancien étudiant en Lettres, il y a des classiques auxquels je reviens toujours, comme Flaubert ou Laurence Sterne, mais j’apprécie aussi des auteurs plus populaires comme San-Antonio. Je suis en autres fasciné par les écrivains qui maîtrisent l’art du récit long et qui ont l’endurance d’écrire de gros romans : je pense entre autres à John Irving, mais aussi à un chef-d’œuvre absolu comme Cent ans de solitude. Mais un auteur fondamental pour moi est George Perec, que j’ai découvert au gymnase, en particulier son roman La Vie mode d’emploi. Cette lecture a été pour moi fondatrice, j’ai été fasciné par les possibilités d’exploration formelle qu’offre sa vision de la littérature. C’est grâce à lui que j’ai découvert les possibilités offertes par la contrainte ; il est très rare que j’écrive sans contrainte, sans une structure formelle qui guide la création de mon texte. Et, aussi surprenant que cela puisse paraître, s’imposer des règles est à la fois une stimulation pour la créativité et une libération. Par exemple, pour mon récit La Couronne boréale écrit et publié en ligne sous la forme d’un roman-feuilleton au cours du confinement de 2020, je me suis astreint à improviser quotidiennement un épisode pendant trois mois, en m’obligeant jusqu’au bout à ne prévoir aucun plan. La contrainte était ici d’ordre organisationnel et non formel. C’était aussi un moyen de me discipliner, de créer une routine d’écriture, et en fin de compte cela a abouti à un roman d’aventures, qui sera publié en fin d’année.

Que pensez-vous de la notion d’inspiration ? Existe-t-elle ? Ou est-ce le travail qui prime ? Si elle existe, comment faites-vous pour la stimuler ?

Fondamentalement, je ne crois pas à l’inspiration, du moins au sens romantique du terme. Je pense plutôt que l’écriture est la recherche active de quelque chose, que l’on essaie de concrétiser. Comme dans tout travail, il y a des jours avec et des jours sans. Parfois on coince. Cela dépend du type de texte que j’écris. J’ai surtout besoin de me mettre en condition, de créer un environnement qui me permette de me concentrer, de réfléchir et de laisser l’imagination travailler. Je me dis : « Là, je vais écrire », et je construis consciemment un climat propice à la création. Généralement, je n’écris pas chez moi. Je préfère les cafés : le bruit ambiant m’aide à former une bulle où je me sens à l’aise pour écrire. Et, cela peut paraître cocasse, mais je me sens un peu contraint par la foule, par la présence d’autrui : si je ne fais rien, les autres s’en apercevront. Cette idée est totalement fausse, c’est bien sûr l’imagination qui joue des tours, mais c’est une forme de pression qui fonctionne et aide à tenir bon. En gros, je ne suis pas visité par la Muse, je vais la chercher au bistrot ! J’essaie aussi d’entretenir une routine. Sans elle, il m’est difficile de tenir un projet sur le long terme.

Comment décrivez-vous votre geste d’écriture ?

Généralement, je prends des notes à la main, puis je les retravaille en les tapant à l’ordinateur. C’est à l’ordinateur que je rédige le texte, la plupart du temps. Un temps, j’écrivais à la machine à écrire. Je trouvais la démarche intéressante et expérimentale sur certains aspects : on vit le temps d’une autre manière, le rythme de l’écriture ralentit et la pensée se synchronise plus facilement avec les mains qui tapent. Le stylo ou le clavier d’ordinateur filent parfois un peu trop rapidement ! Au final, il est toutefois très rare que l’élaboration d’un texte ne passe pas par une étape sur papier, qui lui donne pour moi une forme d’assise.

Mon plaisir à construire des histoires me pousse assez naturellement à produire une structure avant de me mettre à rédiger. Je réfléchis à une intrigue et je prends des notes pour préparer l’écriture, nourrir mon récit. Je crée un cadre en prenant soin de ne pas me perdre dans l’attente et l’accumulation de documents. C’est un écueil dangereux duquel je dois me sortir dès que possible. Ensuite, je me mets à écrire sur la base du matériel, en prenant soin de garder une souplesse. Le cadre est une contrainte structurelle qui permet, quand on y pense, une plus grande ouverture à la surprise. Cela dit, il m’arrive de me lancer de façon beaucoup plus libre ; c’est une expérience différente, plus spontanée, ce qui a un impact sur mon écriture.

Retouchez-vous beaucoup ?

Pas assez, clairement. C’est une étape assez laborieuse pour moi, un peu trop besogneuse en comparaison avec l’euphorie du premier jet. J’admire, tout en ne les enviant pas totalement, ceux qui sacrifient allègrement des paragraphes entiers. C’est peut-être un paradoxe chez moi : viser la maîtrise tout en étant attaché au premier élan. J’y travaille, mais il est difficile, par exemple, de sabrer mes adverbes alors que c’est un de mes plaisirs coupables !

Auriez-vous un conseil pour celles et ceux qui souhaiterait écrire ?

Je ne pense pas avoir la légitimité de donner des conseils, d’autant qu’il n’y a pas de recette universelle, et que c’est au contraire à chacun et chacune de trouver sa motivation et sa voix. Si je me fonde sur ce qui a fonctionné et fonctionne chez moi, je dirais en premier lieu de beaucoup lire, et de relire. Ça forge l’œil, le rythme et l’envie. Ensuite, il faut se donner activement les conditions matérielles d’écrire, notamment le temps : le temps pour écrire peut vite passer à la trappe si on ne le réserve pas pour cette activité. Enfin, on peut trouver avantage à désacraliser le projet d’écrire, et à y prendre du plaisir. Pour citer Raymond Queneau : « On n’écrit pas pour emmerder le monde ». Autant commencer par s’appliquer ce précepte à soi-même.

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