Entrevue avec Isaac Pante

Photo : François Wavre | Lundi13

Propos recueillis par Maxime Hoffmann

Est-ce que vous vous considérez écrivain ?

Oui, depuis la fin de l’année 2005. Au départ, c’était tout sauf une bonne nouvelle. « Écrivain » est un statut encombrant, aux avantages trop rapides et trop durables (notamment en termes de prestige) et qui peut complètement gâcher l’écriture. Dans un texte à paraître dans Le Persil, je développe mon rapport conflictuel à la figure de l’auteur. Il faut comprendre qu’être écrivain n’a jamais été un rêve d’enfant : c’est une étiquette qui m’a été collée par surprise. J’écrivais, oui. Gamin, je remplissais des carnets de pensées, ado (en 2001) j’ai gagné un prix pour un supplément de jeu de rôle écrit dans le cadre d’un concours. Pourtant, à aucun moment je ne me suis pensé auteur. La parution de Passé par les armes (2005), mon tout premier livre, ne m’a pas davantage donné le sentiment d’être un écrivain : j’étais juste un témoin qui se servait de sa douleur pour développer un remède. J’étais revenu abîmé de mon école de recrues et comme je sentais qu’une partie de moi était restée prisonnière de cette caserne, j’ai donné forme à ce sentiment de la meilleure manière que je connaissais : en mettant hors de moi ce qui me mettait hors de moi par l’écriture. Aller vers un éditeur était juste une manière de délivrer mon médicament à un maximum de personnes, pas du tout une manière d’entériner un quelconque statut. Et cela marchait. Aux dédicaces, des hommes me disaient que le livre les avait aidés, qu’il les avait guéris d’une blessure vieille de dix ou trente ans. Et puis il y avait les femmes : elles avaient entendu parler du livre, voulaient comprendre ce que vivaient leurs enfants, venaient l’acheter pour le faire lire à leur mari. Bref, j’étais en mission humanitaire et je corrigeais toute personne qui me disait « écrivain ». À l’époque, l’excellent article d’Alain Zysset dans Le Temps prenait la même focale en se concentrant sur la description minutieuse des processus d’aliénation. Reste que, petit à petit, dans le cortège d’articles, des journalistes se sont mis à recenser le livre sous un angle littéraire en lui trouvant « du style ». Pour moi, c’était absolument inattendu. Au moment d’écrire Passé par les armes, j’étais un monomaniaque de la philosophie. Jusque-là, à part peut-être La Peste de Camus, les romans m’avaient profondément ennuyé. J’ai donc cru à un malentendu et ai continué à toquer aux portes pour faire connaître mon médicament. Au vu du nombre de femmes qui venaient aux dédicaces, j’ai contacté le magazine Femina. Maxime Pegatoquet (ndlr : un des journalistes de l’époque), m’a dit qu’un texte sur l’armée était tout à fait inadapté à leur public. Inutile donc de leur envoyer un exemplaire en service de presse, par contre, il attirait mon attention sur le concours de nouvelles de leur magazine, en collaboration avec Cartier. J’avais jusqu’à l’été pour soumettre quelque chose. Qui sait, cela pourrait m’intéresser. J’étais déçu et n’ai pas tout de suite considéré à participer, d’autant que j’avais déjà une nouvelle en lice dans un autre concours. Un ami m’avait signalé un concours de nouvelles policières du côté de l’Edition Zoé et je m’étais prêté au jeu, sans grandes attentes. Ensuite, tout s’est enchaîné : au salon du livre de Genève, j’ai dû quitter mon stand de dédicaces pour rejoindre le stand Zoé et voir ma nouvelle primée et éditée dans le recueil Petits meurtres en Suisse. De retour du salon, je me suis dit que j’allais peut-être tenter ma chance du côté de Femina. C’était surtout le défi qui m’attirait : autant faire plusieurs pages sur le thème « Petits meurtres en Suisse » m’avait semblé impossible, autant traiter le thème « La Femme et le temps » en si peu de caractères me semblait délirant. Écrire Madame Moriand (dans La femme et le temps, Editions G d’Encre, 2015) a été un exercice extrêmement formateur qui m’a amené à compresser mon travail et à affiner mon style. À la fin de l’année je recevais le Grand Prix Femina Cartier dans la salle comble du Théâtre de l’heure bleue, avec à la clef une forte somme d’argent et une lecture de mon texte par une comédienne. En voyant que le train avait sifflé trois fois (un livre et deux nouvelles primées en l’espace de huit mois) Femina a voulu que j’apparaisse dans leur numéro spécial « Les douze hommes de l’année » – c’était une autre époque ! – pour représenter la littérature suisse. Je me retrouvais à côté de Stéphane Lambiel, Monsieur sport de l’année. C’est dans ce délire complet que j’ai commencé à me considérer écrivain, mais à quel prix !

Justement, quel a été le prix dont vous parlez ? Comment avez-vous vécu ce changement de statut ?

Un splendide syndrome de l’imposteur. Comment pouvais-je expliquer mon succès, sinon par un malentendu ? J’avais 24 ans, la tête constamment dans les « œuvres immortelles ». Je ne lisais jamais les journaux, je ne savais pas que les quotidiens cherchent le coup et que les douze hommes de l’année serviraient surtout à allumer des barbecues. Tout ce que je savais, c’est qu’on m’avait gratifié d’une énorme confiance que je ne me sentais pas mériter. Après tout, au moment de recevoir ces prix, je n’aimais pas la littérature. Vraiment calé en philosophie, je mesurais d’autant mieux mon ignorance dans le domaine littéraire et le constat était sans appel : j’étais un ignorant. Du coup, l’amour de ce lectorat s’est transformé en dette. On me disait écrivain ? À moi de me montrer à la hauteur de ce titre. C’est là que j’ai commencé à me mettre des poutres dans les roues. J’ai abandonné la lecture plaisir au profit de lectures studieuses, comme on ferait ses devoirs en vue d’un examen. C’était évidemment la pire chose à faire, un vrai chemin de croix que j’ai suivi pendant au moins cinq ans. J’ai découvert plusieurs monuments de la littérature francophone, le plus souvent avec ennui. Le roman m’ennuyait toujours autant que lorsque je le subissais sur les bancs de l’école.

Le point d’inflexion est venu d’une rencontre : Pierre Monnard (le réalisateur) avait repéré Petits meurtres en Suisse et voulait en tirer un long métrage. Il est pour beaucoup dans ma libération. À chaque fois que nous nous retrouvions pour travailler sur notre scénario, Pierre m’offrait un classique de la littérature américaine. Disgrace a été mon premier choc. D’un point de vue littéraire, pour moi, c’était comme allumer ma radio et d’entendre Bob Dylan pour la première fois. Disgrace avait une simplicité que je n’avais rencontrée dans aucune de mes lectures francophones. Dans les librairies, j’ai écumé d’autres rayons et suis vite arrivé à Hemingway, à Cormac McCarthy, etc. Ces textes et ces styles m’ont donné un nord, mais j’étais encore bien loin d’être tiré d’affaire.

Comment avez-vous dépassé ce syndrome ?

Par un détour du côté des « mauvais genres ». Après avoir écrit un mauvais recueil de nouvelles (jamais présenté à aucun éditeur parce que beaucoup trop « singe savant »), je me suis dit : « Arrête d’en faire une montagne. Tu écris des scénarios de jeu de rôle toutes les deux semaines. Prends un pseudo et écris un polar. » C’était un artifice, une manière de retrouver ma légèreté et de me libérer du label « écrivain ». Une fois terminé, le jeu s’était transformé en un livre dont j’étais fier et sur lequel je voulais apposer mon nom. Je connais tes œuvres est paru en 2012. Les critiques ont été excellentes. Cette fois encore, des personnes qui faisaient autorité dans le domaine ont salué mon bagage culturel et des références dont j’ignorais tout. Non, je n’avais pas lu Manchette et oui, j’entendais vraiment le terme de hard-boiled pour la première fois, seulement cette fois, je ne me suis pas senti illégitime pour autant. D’une manière ou d’une autre, j’avais appris ces codes. J’avais des heures de jeu de rôle au compteur, tous les épisodes de Columbo en tête, cela valait bien Simenon. Et surtout, j’acceptais de ne pas savoir précisément d’où venaient ces ressources. L’école insiste tant sur les apprentissages qui requièrent notre effort, qu’on en vient trop souvent à oublier que la plupart de nos apprentissages sont inconscients et que l’essentiel de nos actes et de nos œuvres ne nous appartient pas. Le fait de ne pas personnaliser le travail (ce qui va contre l’industrie éditoriale et médiatique) permet de recevoir la reconnaissance d’autrui avec beaucoup plus de justesse. En définitive, que dit-on lorsqu’on me délivre un prix ? Qu’on a apprécié ce que j’ai fait, qu’on souhaiterait que je continue. Rien de plus. Avoir la maturité d’en rester là n’est pas facile, surtout quand un journal vous propulse « homme de l’année » à 24 ans.

Pourtant, une fois « débloqué », vous vous êtes tout de même éloigné du monde littéraire.

L’expérience avec G d’Encre (ndlr : l’éditeur de Je connais tes oeuvres) a été décevante à plus d’un titre. Cela paraît fou, mais pour qui a un certain niveau d’exigence, l’écriture est souvent moins douloureuse que la publication. Après avoir cassé mon contrat et fait retirer Je connais tes oeuvres de la vente, je n’avais plus envie de me frotter à ce monde commercial. Après tout, je pouvais bien continuer à écrire et mettre mes textes dans une malle. C’est Marius Popescu, écrivain, chauffeur de bus et éditeur du Persil, qui m’a remis dans la course. Après une belle soirée où je lui ai parlé de mon parcours, il m’a dit « Écoute Isaac. Moi, j’aimerais bien publier un de tes textes dans le Persil ». J’ai accepté. Quand il a reçu ma nouvelle, il m’a juré qu’il ne fallait pas laisser mon travail dans un tiroir. Il m’a poussé à candidater au Prix FEMS, alors qu’il avait lui-même déposé un dossier. « Mais Marius, ça n’a pas de sens ! Dans le cas totalement improbable où je gagne, que deviendra notre amitié ? » Il m’a dit tranquillement : « Si je gagne, tu es content pour moi. Si tu gagnes, je suis content pour toi. Voilà !». Une bonté pareille est extrêmement rare dans cette « course de rats » qu’est trop souvent le monde littéraire. On connaît l’histoire : j’ai fini par obtenir le Prix FEMS 2019 et Dieu merci, cette fois, j’étais assez mûr pour encaisser le choc.

Aujourd’hui, être écrivain, pour moi, est une partie de mon identité qui se cristallise lors d’événements littéraires ou culturels. Mais je reste Stirnerien (ndlr : Max Stirner, penseur de l’anarchisme individualiste, sur lequel Isaac Pante a fait son mémoire de philosophie) : « écrivain » est un titre que je dois posséder, jamais l’inverse. Au fond de moi, je sais que ce n’est qu’un mot. Je n’ai pas oublié la littérature à l’estomac (ndlr : Julien Gracq) et je partage cette conviction selon laquelle on est mineur le temps d’épuiser un gisement. Pour moi, être écrivain, c’est être à « sa table ». C’est parce que j’y suis en ce moment que je tolère l’étiquette.

Comment gérez-vous la différence entre la littérature, très créative, et l’écriture scientifique, dont les modèles sont stricts ?

Je ne la gère pas. Mon statut académique me permet de publier extrêmement peu et j’investis l’essentiel de mes efforts de recherche dans l’organisation de colloques et d’événements scientifiques. Dès mon assistanat, j’ai étouffé dans la pratique de l’écriture scientifique qui ressemble beaucoup à l’ouverture d’une voie en escalade. Après l’ivresse des premiers mouvements, il faut freiner son élan pour assurer chacune de ses prises et planter des pythons. J’admire sincèrement cette capacité à documenter le chemin accompli, en particulier parce que ce genre de tâche a tendance à m’ennuyer profondément. De manière générale, j’ai besoin de quelque chose de beaucoup plus vivant et dynamique. Mais je suis conscient de juger un peu strictement le travail académique. Mon regard documente avant tout ma limite en la matière : je sais que si j’arrivais davantage à dissocier la phase créative de la phase de « sécurisation », je pourrais trouver autant de plaisir à rédiger un article scientifique que j’en ai à écrire une nouvelle. Reste que le temps me manque et que, lorsque j’en ai enfin un peu, je préfère écrire un texte littéraire. Mais il ne faut jamais dire jamais. En ce moment, à l’université, je travaille beaucoup sur les Livres dont vous êtes le héros et l’envie de publier à ce sujet me prend souvent, aussi parce que je contribuerais, par de la littérature scientifique, à légitimer ces objets dans le monde académique.

Vous aimez le freestyle, mais est-ce que cela veut dire que vous écrivez d’une traite ? Autrement dit, que vous commencez à écrire sans objectif précis, puis que vous vous laissez emporter ou, à l’inverse, que vous êtes plus programmatique et que vous élaborez longuement les charpentes de votre texte ?

J’ai le sentiment que, plus le temps passe, moins je planifie. Dans tous les cas, même à mes débuts, je n’ai jamais écrit un texte à partir d’une réflexion purement conceptuelle du type « je veux rendre compte de l’aliénation en contexte militaire ». À la source de chacun de mes récits, il y a une histoire entendue, une photographie, des événements affectifs. Passé par les armes a débuté par une collection de souvenirs disparates. La structure a émergé de cette planche contact. De manière générale, je peux dire que pour m’accrocher à un texte, il me faut atteindre une scène qui me touche profondément.

Pour les nouvelles, j’ai longtemps commencé par faire tourner le récit dans ma tête, jusqu’à voir surgir une image ou une scène qui me fasse pleurer. En somme, ce sont les larmes (bien réelles) qui valident mon projet. Certaines thématiques qui me tiennent à cœur me sont restées en tête durant des années, simplement faute de l’image ou du « twist » à même de joindre les différentes parties de mon propos et de délivrer mon message avec la force recherchée. Cette image (le plus souvent la scène finale dans laquelle un changement de perspective a lieu et où l’humain est valorisé) est LA source de confiance qui m’amène à m’asseoir et à écrire le texte, le plus souvent d’une traite. Tout se passe donc comme s’il me fallait impérativement savoir dans quel lac se jettera ma rivière avant de me mettre à dévaler la montagne.

Aujourd’hui, je peux aussi commencer une nouvelle sans savoir où je vais. Dans ce cas, la lecture me sert de bois d’allumage. Je commence par lire un des textes qui me touche le plus jusqu’à ressentir un décrochement. S’il fallait donner une image, ce serait celle d’un avion qui décolle. L’accélération sur le tarmac, c’est la lecture et, dès que j’ai assez de vitesse, je me mets à écrire.

Dans les récits créés de cette manière, je me préoccupe surtout du ton. Il prime sur l’histoire, en tout cas dans un premier temps. J’utilise d’ailleurs cette même technique lorsque j’approche de la fin d’un roman. Dans ces derniers mètres, j’ai tendance à m’interdire toute autre lecture que le roman lui-même et me sers des pages déjà écrites comme d’un bois d’allumage pour créer des liens dans ce seul terreau. Cette claustration dans un seul livre est aussi pénible que nécessaire : c’est elle qui me permet de rester « dans le jus » du texte et d’atteindre l’organicité que je cherche.

Deux manières d’écrire donc. Reste que, tôt ou tard, pour conserver mon intérêt et ne pas passer à autre chose, ces textes libres vont devoir mobiliser une image forte et transformatrice qui justifie le temps que je leur consacre.

Vous avez déjà commencé à répondre, mais pourquoi écrire alors qu’il y a une sorte de préjugé d’inutilité qui hante les écrivain·e·s, surtout dans le champ de la littérature ? Si vous écrivez, c’est donc pour changer quelque chose, dans l’idée qu’il y a une éthique propre à la littérature ?

Toutes nos œuvres (et nos vies) sont condamnées à la disparition. À l’échelle des planètes, rien ne sert à rien. J’aime cette pensée de Roustang selon laquelle ​​ »le sens de cette vie c’est de voir s’effondrer les uns après les autres tous les sens qu’on avait cru trouver. » Pourquoi la littérature devrait-elle être condamnée à l’utilité ? Bien comprise, cette absence de finalité est salutaire.

Aujourd’hui, il m’arrive d’écrire par jeu, un peu comme je pourrais dessiner, sans objectif ni finalité. Comme dit précédemment, je me retrouve alors avec des fragments, des sortes de petites clairières dans lesquelles j’ai plaisir à revenir et qui ont les limites de la photographie : elles disent ce qui a été, ce qui a déjà été perdu finira par l’être complètement.

On pourrait penser que cette inutilité autorise à écrire et à publier n’importe quoi. Pour moi, c’est tout le contraire : face à l’infinité de choses qui peuvent être écrites, lues et consommées, une fois abandonnées les exigences narcissiques, qu’est-ce qui fait que le travail littéraire en vaut la peine ? À chacun de donner sa réponse. En tous les cas, pour moi, sortir un livre pour revitaliser mon statut d’écrivain, c’est non. Je n’oublie pas qu’il y a des arbres coupés derrière chaque mauvais livre.

Je n’écris que si j’en ai envie et je ne publie que si cela mérite d’être partagé, c’est-à-dire, si je pense que cet acte de communication pourra enrichir la vie d’un autre être humain en lui permettant, au travers d’une expérience émotionnelle, de valoriser la tendresse, le courage et la beauté, bref, de transmettre les choses qui sauvent.

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