Interview: Effective Altruism Lausanne

ASSOCIATION · Un article de notre numéro de mai était consacré à Effective Altruism Lausanne, l’association d’étudiant·x·e·s qui discute et diffuse les idées du mouvement sur le campus. Voici l’interview intégrale de Tara, le·a présidentex de l’association, et de Alix, la coprésidente d’Effective Altruism Switzerland.

Comment expliqueriez-vous l’Effective Altruism?

Alix

Pour moi, il y a une question de départ: comment fait-on le bien de la manière la plus efficace possible ? Et à partir de là, il y a deux dimensions. La dimension théorique, soit la réflexion sur la nature de cette question : C’est quoi le bien ? C’est qui les autres ? C’est quoi le plus efficace ? Une partie du mouvement réfléchit à cela. Et puis, il y a la dimension pratique : une communauté qui met en pratique des manières efficaces de faire le bien en travaillant pour des associations, en faisant de la recherche sur un domaine spécifique, en donnant son argent à des associations caritatives qui ont été déterminées comme avec un rendement par dollar donné qui est élevé. Voilà, c’est à le fois des idées et des mises en pratique.

Tara

Il y a aussi l’idée centrale du compromis et de la priorisation, je trouve. On veut faire de notre vie quelque chose de positif, mais on a du temps et des ressources limitées: quel est le domaine et quelle est l’action dans lesquels je peux m’engager avec le plus d’impact en adéquation avec ma vie personnelle ?

L’optique est donc de maximiser le bien qu’on peut faire ?

Alix

En quelque sorte oui. Même si poussée à l’extrême, cette maximisation peut être nocive. Le mouvement ne s’arrête donc pas à ce critère de maximisation et a à cœur d’être aussi dans la déontologie. Nous discutons et dépassons une approche strictement utilitariste. D’autres valeurs prévalent pour la plupart des membres du mouvement.

Tara

Je pense que les idées de EA sont assez communément partagées. Si on faisait un sondage, je crois que la majorité de la population repondérait être en faveur de la maximisation le bonheur des gens. Mais, en gardant constant des principes éthiques qu’on ne veut pas détériorer. C’est exactement l’idéologie de l’EA. La maximisation intervient seulement lorsqu’on a le choix entre deux actions qui ne causent aucun mal.

La plupart des conférences que vous organisez portent sur des enjeux globaux et les manières de les résoudre: est-ce que le but de EA Lausanne est de sensibiliser les étudiant·e·x·s à ces enjeux?

Alix

Oui. L’association s’adresse à des étudiant·x·e·s et je pense que lorsqu’on est étudiant·x·e, on est souvent en quête de sens, on a envie d’avoir un effet positif sur le monde, de le rendre meilleur. L’association essaie donc de proposer des méthodes, un cadre de pensée et des espaces de discussion pour nous aider, nous étudiant·x·e·s, à trouver une orientation académique qui ait du sens. Et en effet, une façon de trouver du sens, ça peut être de s’engager dans un enjeu global, car l’échelle des bienfaits produits est importante. On cherche d’ailleurs à rendre sensible les gens à l’échelle et à ne pas avoir d’élans altruistes uniquement instinctifs et émotionnels. Emotionnellement, on a de la peine à saisir la différence entre soigner dix milles et cent mille personnes. Pourtant, il y a une différence qui n’est pas forcément décisive, mais qu’il faut considérer.

Tara

En effet, le sous-entendu, c’est qu’un enjeu global touche davantage de monde, et qu’il y a donc potentiellement plus de biens à faire en s’engageant à sa résolution.

Quel est ce cadre de pensée que vous proposez aux étudiant·x·e·s ?

Alix

Un cadre qu’on utilise régulièrement est composé de trois critères pour évaluer l’importance d’un problème: échelle, tractabilité et significativité. L’échelle, c’est : Combien de personnes sont concernées par ce problème? On préfère attaquer un problème qui touche 10% de la population plutôt que 10’000 personnes. La tractabilité, c’est: est-ce que des solutions existent déjà pour ce problème ou est-ce qu’on est assez proche d’en avoir? C’est peut-être plus utile d’aller donner une heure ou 100 dollars à ces solutions-là. Et la significativité c’est: ton aide va-t-elle avoir de l’impact dans la résolution de ce problème? Si tu rejoins un domaine de recherche ou une œuvre caritative qui a déjà cent-mille personnes, ton impact marginal est plus petit qu’en devenant la cent-unième personne d’un autre projet.

Tara

Oui, le champ peut être déjà saturé. J’ajouterais aussi qu’il y a quand même une distinction entre les actions et le cadre de réflexion. L’échelle, par exemple, est un critère important. Mais après, c’est à chaque personne de choisir quelle importance elle lui donne, à un moment ou à un autre. Personnellement, j’ai déjà été aidé à la soupe populaire de nombreuses fois et, oui, ce n’est pas l’emploi de mon temps qui est le plus efficace, mais cela fait du sens pour moi pour d’autres raisons. Donc on peut très bien faire les deux choses. C’est uniquement un cadre de pensée. Ce n’est pas prescriptif.

Alix

Oui, l’idée n’est pas d’optimiser sa vie en entier! L’objectif c’est de se rendre compte de nos propres biais, comme notre non-sensibilité à l’échelle, afin que quand on ait envie de faire plus, on puisse le faire. Mais effectivement, ce serait déraisonnable de vouloir l’appliquer à toutes les actions et portions de notre vie, car ce n’est pas le genre de choses qui rend heureux. Et quand on est malheureux, on ne peut pas faire le bien. Il faut trouver cet équilibre aussi.

Tara

De ce point de vue-là, c’est réconfortant d’appartenir à une communauté. L’ambition d’être efficace et impactant peut être submergeante, mais en échangeant, on réalise qu’on est seulement humain·x·e et qu’à plusieurs on peut s’investir étape par étape. On apprend à accepter qu’on a un temps et une énergie limités à investir. Et on découvre en discutant comment donner le meilleur de nous-mêmes sans se sacrifier non plus.

La mission d’EA Lausanne, c’est donc davantage de sensibiliser les étudiant·x·e·s et de les orienter dans leur choix de carrière plutôt que d’organiser des œuvres de charité ?

Alix

Pour ce qui est d’EA Lausanne et EA Switzerland, oui. Ce sont des associations de community building. EA Switzerland est aussi une faîtière dont le but est de développer et soutenir la communauté EA suisse. Mais, il y a beaucoup d’organisations et d’entreprises dans le mouvement qui sont axées sur le travail direct: la recherche, l’implémentation de solutions existantes, le travail associatif et caritatif. Cela peut revenir à aller faire du lobbying ou aller travailler dans les gouvernements, par exemple. Nous, on est là pour transmettre à de nouvelles personnes cette envie d’aller effectuer ce travail direct. Mais c’est aussi valorisant car on contribue à démultiplier les forces du mouvement. Grâce à notre investissement, des personnes vont peut-être passer d’une carrière intéressante à une carrière cent fois plus impactante et utile socialement.

Tara

A EA Lausanne, nous sommes un groupe universitaire et comme la majorité de nos membres sont en fin de Bachelor ou en Master, des moments où on se pose des questions sur sa carrière, nos activités vont dans ce sens-là. Nous sommes une sorte de rampe de lancement pour se diriger vers une activité professionnelle utile. On souhaite aussi mettre en œuvre des projets caritatifs, mais c’est compliqué parce que les étudiant·e·x·s ont peu de temps à investir. On se concentre donc sur transmettre des idées et notre envie d’aider les autres.

Combien de membres compte EA Lausanne et comment en devient-on membre?

Tara

Tous les étudiant·x·e·s de l’EPFL et de l’Unil peuvent devenir membres. Des personnes extérieures peuvent aussi intégrer l’association, avec un seuil légal de 20%. La procédure pour devenir membre est simple: il suffit de remplir ce petit Form. Il n’y a pas de critères d’entrée. C’est uniquement pour faciliter la communication autour des événements et donner accès un groupe Telegram dans lequel les membres peuvent discuter. Mais en réalité, il n’y a pas besoin d’être membre pour venir aux événements et participer à la vie de l’association : il suffit de suivre nos annonces sur notre channel public Telegram et de venir quand vous en avez envie !

La moitié de vos conférences portent sur les défis de l’intelligence artificielle. Pourquoi investissez-vous ce sujet en particulier?

Tara

La première raison, c’est que la majeure partie des membres étudient à l’EPFL et l’IA y est un sujet qui a du succès parmi les personnes qui s’intéressent à l’informatique, l’éthique et/ou la morale. Ensuite, l’IA va bouleverser nos vies et il est important de réfléchir à comment l’utiliser et quelles règles lui imposer pour qu’elle fasse le bien et pas des dégâts. Par règles, j’entends de la législation et des solutions techniques pour que ces systèmes fassent exactement ce qu’on veut et ne puissent pas être utilisé pour par exemple planifier des attaques terroristes ou déstabiliser des systèmes politiques à l’aide de deep fakes, propagande ou du trucage d’élections.

Alix

On observe déjà ces dérives aujourd’hui. Des IA influencent une partie de la population sur les réseaux sociaux.

Tara

L’échelle du problème mérite qu’on s’y penche, je pense. Et c’est un problème négligé aussi. Avant la popularisation de ChatGPT, 300 personnes travaillaient sur la sécurité des systèmes d’IA et son versant éthique, alors que plusieurs milliers ou dizaines de milliers réfléchissaient à comment les diffuser, développer et augmenter leurs performances. Il y a un énorme déséquilibre. Et justement, il faut que des ingénieur·x·euse·s, mais aussi des sociologues, des juristes, des économistes ou encore des historien·ne·s réfléchissent à l’utilisation de l’IA et participent à sa réglementation. C’est pourquoi, on essaie de sensibiliser des étudiant·x·e·s de différentes facultés à cette problématique. On a besoin de toutes les compétences. Et on serait très heureux·e·s que des étudiant·x·e·s d’autres facultés intègrent l’association pour amener d’autres questionnements et diversifier les profils d’EA Lausanne.

Je tien quand même à mentionner que des groupes de membres s’intéressent principalement à d’autres questions, comme le développement de protéines alternative (i.e. sans exploitation animale), ou bien la biosécurité.

Vous proposez sur votre site des dons déductibles des impôts: est-ce que c’est parce que vous pensez que la charité est plus efficace que la fiscalité ?

Alix

C’est une très bonne question. La déduction des impôts est proposée par les États pour encourager les gens à donner. Mais en effet, la question se pose: est-ce qu’on soustrait de l’argent à l’aide publique en faisant des dons déductibles ? Non, on ne vole pas de l’argent aux professeurs, à l’administration publique ou à l’aide sociale. La quantité d’argent déduite des impôts est minime par rapport aux budgets des départements de l’Etat concernés. La recherche montre qu’une association caritative peut avoir un impact jusqu’à 1000 ou 10’000 fois plus important que la moyenne. Avec la même somme d’argent, on peut donc garantir 1000 années de plus pour des gens malades, ou sauver peut-être 1000 fois plus d’animaux de l’agriculture intensive. Donc, oui, ça peut être plus efficace de faire des dons plutôt que de de laisser l’État réfléchir à comment investir nos impôts.

Tara

Il faut se rendre compte que l’Etat a aussi ses critères d’investissement et qu’on ne partage pas forcément. En particulier, l’Etat suit (la grande majorité du temps) une logique nationale. De ce fait, il ignore plein de personnes qui auraient besoin d’aide dans d’autres pays, et qui en auraient peut-être même davantage besoin. Ce n’est donc déjà pas un choix neutre de donner à l’Etat plutôt qu’à des ONG internationales.

Alix

Oui, quand on regarde les chiffres, on peut aider beaucoup plus en envoyant de l’argent à l’étranger et notamment on peut sauver beaucoup plus de vie. Une des associations qui est souvent prise en exemple, c’est Against Malaria Foundation. En fait, acheter des énormes stocks de moustiquaires imprégnés d’anti-Moustiques ça ne coûte pas très cher, et ça sauve beaucoup de personnes de la malaria.

La faillite et les malversations de la plate-forme d’échange de cryptomonnaies FTX a jeté du discrédit sur l’Effective Altruism dans les médias. Le fondateur de la plate-forme, Sam Bankman-Fried était en effet une des figures économiques de proue du mouvement. Qu’en pensez-vous?

Alix

Cet événement a amené beaucoup de membres de la communauté EA à réfléchir à la façon dont nous en sommes arrivés là, à l’impact que cela aura sur notre travail à l’avenir et à la manière dont nous pouvons réduire le risque qu’une telle chose se reproduise. Ce que Sam Bankman-Fried et d’autres dirigeants de FTX ont fait en mentant ou en fraudant les clients ou en agissant de manière immorale et contraire à l’éthique, n’était certainement pas conforme aux principes de l’altruisme efficace. Une telle activité est incompatible avec nos valeurs et n’a pas sa place au sein de la communauté.

Tara

L’altruisme efficace est enraciné dans le désir d’aider les autres, ce qui requiert de l’intégrité. La communauté de l’altruisme efficace a majoritairement soutenu que nous devrions toujours agir dans un cadre moral solide d’honnêteté, de confiance et de collaboration. Nous regrettons l’affiliation étroite d’EA avec Sam Bankman-Fried et la dépendance à son égard en tant que donateur majeur. Nous éprouvons une profonde empathie pour toutes les personnes touchées par la fraude. La communauté EA est vaste et mondiale. La grande majorité des personnes pratiquant l’altruisme efficace n’avaient aucun lien avec FTX ou Sam Bankman-Fried.

Pour calculer l’efficacité d’une action, vous comparez donc les souffrances?

Alix

Oui, c’est une grosse question effectivement, quels critères utiliser pour comparer? Il y a beaucoup de désaccord. Est ce qu’on veut optimiser le volume des gens ou est ce qu’on veut optimiser la quantité de d’années vécues ? Quelle pondération on accorde aux inégalités ? Qu’est-ce qu’on veut optimiser ? Qu’est-ce qu’on considère comme un besoin ou comme une souffrance ? On débat beaucoup de ces questions.

Tara

Mais ce choix, si on ne le fait pas explicitement, on le fait implicitement. Amener le thème sur la table, c’est un peu dérangeant, mais c’est nécessaire parce que nos actions sont basées sur une pondération inconsciente des souffrances : une souffrance à l’étranger est considérée comme moins importante qu’une souffrance en Suisse par exemple. La non-action est une action finalement.

Est-ce qu’au final, ce que vous demandez aux gens c’est de donner plus avec le cerveau, et moins avec le cœur?

Alix

Non. On a besoin du cœur. C’est lui qui pousse à vouloir aider les autres, à trouver du sens à son engagement, à vouloir rendre ce monde meilleur. Ça vient vraiment du cœur. Mais oui, il faut aussi mobiliser le cerveau car on a beaucoup de biais cognitifs qui font qu’on va agir de façon précipitée et finalement pas forcément en adéquation avec nos valeurs. La motivation doit être émotionnelle, mais l’action doit être réfléchie.

Tara

Je n’aime pas opposer le cerveau et le cœur. C’est un système commun pour moi et les émotions nourrissent les réflexions autant que l’inverse.

Quelles événements organisez-vous prochainement?

Alix

On organise le mardi 7 mai une table ronde consacrée à la gestion des risques des pandémies (lien vers l’événement). Il y aura 3 intervenant·e·s. Le premier présentera les risques des pandémies et le besoin de biosécurité. Le deuxième nous donnera une perspective technique, alors que la troisième intervenante traitera des solutions politiques.

Tara

Quand il fera définitivement chaud, on organisera aussi un buffet canadien au bord du lac (plus d’infos). Ce sera l’occasion de discuter et de rencontrer du monde! Sinon, on organise aussi des hackatons et des soirées de réflexion sur des sujets variés. Comme mentionné précédemment, EA Lausanne a aussi deux commissions qui s’intéressent respectivement au développement de protéines alternatives (lien vers leur Instagram) et à la sécurité des systèmes d’IA (lien vers leur Telegram).

Et vous, qu’est-ce qui vous a amené à l’Effective Altruism?

Alix

Je me suis intéressé à l’EA alors que je faisais ma thèse de master en bio-ingénierie. J’avais l’impression de développer des techniques hyper innovantes, mais qui ne seront accessibles qu’au « premier monde ». C’était un peu une crise existentielle pour moi. En en parlant avec des gens, j’ai fini par découvrir le site de 80’000 hours, une fondation focalisée sur aider les gens à trouver une carrière qui ait du sens pour eux et qui leur donne plus d’impact. C’est sur leur site que j’ai découvert l’EA. Je me suis ensuite mise à fréquenter EA Lausanne. Je m’y suis plu et je me suis engagée comme à différents niveaux lorsque j’étais en doctorat à l’EPFL et puis maintenant je co-dirige l’association nationale.

Tara

Moi, c’était vers la fin de mon Bachelor. Je me demandais ce que j’allais faire ensuite. Je voulais choisir un Master qui ait du sens pour moi. Je cherchais des ressources pour répondre à mes questionnements moraux et philosophiques et je suis tombéx sur EA. C’était justement un espace pour discuter avec des gens de ces questions-là et aussi l’opportunité de m’impliquer. Je me suis impliquéx de plus en plus, et voilà maintenant je suis présidentex.

H.B.

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