La nageuse

Illustration : ©yulie-lune

Texte rédigé par : Andrea Barbieri

Championnes et champions de natation se réunissaient chaque année autour du plus grand lac du continent. L’une parmi les autres était particulièrement médiocre. Beaucoup de bruits s’écoulaient à son propos : personne n’osait croire qu’elle allait, cette année aussi, être de la course en relais. Mais Francesca n’aurait raté l’occasion pour rien.

Si le ton semblait le même que l’an dernier – elle avait été raillée, ignorée –, un événement changeait pourtant la musique. La pluie battante. Sur l’eau, des milliers de petits ressacs en sol majeur que Francesca admirait depuis la rive.

Après la pluie, les cigales. Chantantes, elles prirent le relai loin des sols, se tenant réactives dans les buissons. Elles importunaient les gens, athlètes comme fanatiques et à une Francesca tout ouïe, rappelaient sans gêne sa petitesse. Francesca n’accomplissait rien en grand, il est vrai, et aspirait à ne devenir rien de moins qu’une copie d’elle-même. Petite elle faisait les choses en petit.

La tension avait monté d’un cran depuis la fin de la pluie. Les visages sans sourire ; les corps tendus. Pour Francesca, une joie saisie sur le bord de l’eau tenait bon sur ses lèvres. Elle rejoignit ainsi son groupe qui par tradition inclina les yeux devant elle et l’interpella à la troisième personne. Francesca ne répondit aucun je et consentit au plan. C’est elle qui allait ouvrir la course.

Les athlètes commencèrent alors à s’échauffer ; les bras, le cou, les chevilles sous un silence de quelques mesures. Les cigales, au rythme du soleil, annoncèrent de nouveau leur présence perçante, réveillant à neuf chez l’assemblée, y compris la foule, les souvenirs d’une crise, d’une douceur, d’une révélation, d’une illusion.

Selon l’ordre déterminé, les membres de chaque équipe se rendirent ensuite aux points X autour du lac, points de relai. Francesca qui ouvrait la course n’avait nulle part où aller. En attendant l’envoi, elle retrouva la plage.

Le lac ne jouait plus en sol majeur, toutefois en une tonalité apparentée. Mi mineur transformait nostalgiques les lieux sans laisser savoir dans l’instant ce qui était regretté. Sous cette musique, composée par les cigales, le lac et d’autres sons floraux et fauniques, Francesca se releva avec un secret, inédit, entre elle et son soi futur.

Une fois près de la ligne de départ, elle – au côté d’autres – retira ses vêtements. En dessous : son maillot de bain vert. Sur sa tête : son bonnet de bain vert. Autour de son poignet : ses lunettes à nage, et droite elle se tenait, piétinait pourtant, ses orteils vers le haut vers le bas, mais rien ne distrayait son regard fixé sur l’étendue d’eau, ni même les cigales.

La première cohorte de nageuses et nageurs, en vert, rouge, bleu, jaune, rose, mauve, dorée, turquoise, orange occupaient maintenant leur plot attitré, en position départ plongé : les deux mains accrochées à l’avant, un pied placé devant, le second à l’arrière. La foule installée sur la rive lança quelques cris, puis un sifflement similaire à celui des cigales retentit, moins vif, interminable, fffssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssss, Francesca soudain dans les airs, les bras de chaque côté de sa tête, réunis par ses mains à l’avant en une forme-flèche prête à percer l’eau.

La course continua, et sans que nous voulions commenter la performance des athlètes. Nous nous en tiendrons à la perspective de Francesca. Alors qu’elle se plaçait tantôt les yeux dans l’eau tantôt sur le côté pour reprendre, au crawl, son souffle, j’ai commencé à ne plus sentir mes doigts, glacés ai-je pensé ? non, disparus, ai-je constaté, la ligne droite et étroite que je formais est devenue ronde et ample, le plus troublant reste la couleur verte qui encore et encore prenait terrain sur mon corps, puis la racine repoussante à mes orteils me rattachant au fond lacustre, je n’ai pas pu crier puisque ma peur n’avait de sons, seul en bouche le silence, par lequel tout allait être à nouveau éprouvé, j’y ferai la répétition d’une joie, joie difficile, inégale, je la comprendrai de telle, de joie, de difficile, chaque son du lac, des cigales, des êtres y sera réécouté avec le seul silence, jamais unique, avec le nénuphar en moi.

La pluie soudaine tonna tonna des tons majeurs, mineurs. Francesca riait en sourdine dans le bourgeon de son corps nénuphar, fleurissante auprès des quais tout juste atteints, après quoi on la relaya.