Entrevue avec Josefa Terribilini

Propos recueillis par : Maxime Hoffmann

En décembre 2020, L’auditoire a rencontré Josefa Terribilini, comédienne, metteuse en scène et assistante diplômée à l’Université de Lausanne. En 2019, en collaboration avec Marek Chojecki et la Cie Acte V, elle a consacré de son énergie pour réaliser Molière-19. Cette pièce de théâtre avait comme objectif de faire se rencontrer L’École de femmes et La Critique de l’école des femmes. Suites aux confinements de 2020, la Cie Acte V a dû choisir : se résoudre à tout abandonner ou s’adapter. En octobre 2020, il·elle·s présentaient au public leur film Molière-19, fruit d’un travail collectif rythmé par les incertitudes d’une pandémie mondiale. Josefa nous explique son expérience de metteuse en scène chahutée par la tourmente de la Covid-19.

Pourquoi aimez-vous le théâtre ? Car c’est bien cela qui doit vous motiver dans votre travail.

[Rire] Ce sont toujours les questions les plus simples en apparence qui sont en réalité les plus délicates. Je crois pouvoir vous donner deux réponses qui se recoupent. D’une part, je dirais que j’aime la magie créée par l’artifice même de la scène. Je m’explique : quand on est au théâtre, la scène devient un lieu des possibles, un monde prend forme sous nos yeux. Cela concerne aussi bien des seuls en scène que des « superproductions ». Avec trois fois rien, les spectateur·trice·s arrivent à voyager et à être projeté·e·s dans un nouvel univers, alors qu’ils·elles savent que tout est joué. Je trouve cela fascinant et j’apprécie tout particulièrement les spectacles qui exhibent l’artifice. Ensuite, je crois qu’il y a quelque chose de l’ordre du jeu commun entre les spectateur·trice·s et les acteur·trice·s qui me plaît énormément. Le théâtre est évidemment cet art de la coprésence dans lequel tout le monde se rencontre en un même lieu. Je trouve cela très beau. Mais il s’agit aussi de partager un jeu ; les comédien·ne·s jouent leur rôle et les spectateur·trice·s le leur, en acceptant d’y croire. Puis, j’ai très vite eu envie de suivre des cours de théâtre. Voilà, j’ai toujours adoré jouer.

Comment avez-vous découvert le théâtre ?

Ma mère était comédienne. Quand j’étais petite, nous allions souvent assister à des pièces et, même si je ne comprenais pas tout, j’adorais aller voir des spectacles. On peut donc dire que j’ai été bercée là-dedans. Ensuite, j’ai suivi des cours dans une école pendant huit ans, de mes onze à mes dix-neuf ans, au TJP de Pully. C’est une école de comédie musicale. Je voulais surtout faire du théâtre, mais j’ai apprécié ce mélange de jeu, de danse et de chant qui formaient un tout. (Le chant est d’ailleurs resté l’une de mes passions et j’ai continué de chanter dans des chœurs comme, entre autres, celui de l’Université de Lausanne.)

Durant ces huit années, lisiez-vous du théâtre ou vous consacriez-vous uniquement au jeu scénique ?

J’ai surtout lu du théâtre dans le cadre scolaire et j’adorais ça. Mais, dans mon temps libre, je lisais plutôt des romans. Ce goût m’est venu plus tard, plus ou moins en entrant à l’Université. En revanche, je n’ai jamais cessé d’aller voir des spectacles. À présent, je travaille sur un corpus théâtral pour ma thèse et je ne fais plus que lire des pièces [rire]. Cela dit, au-delà de ma thèse, j’en retire beaucoup de plaisir. D’ailleurs, ma dernière lecture en date était une pièce de García Lorca.

Pour revenir à votre travail de metteuse en scène, quel est votre lien avec la Cie Acte V (avec qui vous avez monté Molière-19) ?

C’est une compagnie que j’ai cofondée avec Marek Chojecki en 2017 à l’occasion de notre premier spectacle : Le Procès d’Horace (2018). Ce projet est né d’un séminaire de littérature française que nous avions suivi à l’Unil et qui nous a donné l’idée de notre mise en scène. Les autres membres de la troupe étaient des personnes avec qui nous avions déjà joué ou que nous avons dénichées grâce à des appels. Aujourd’hui, la compagnie mêle des profils très différents : des étudiant·e·s qui n’avaient jamais fait de théâtre auparavant, des comédien·ne·s amateur·e·s et deux actrices professionnelles. Ce mélange fait notre richesse, notre identité. Nous avons finalement une belle unité. En ce qui me concerne, dans le cadre du Procès d’Horace et de Molière-19, je me suis uniquement occupée de la mise en scène (et de la réalisation) avec Marek Chojecki. Rien ne m’empêcherait pourtant de changer de rôle car, au sein de la compagnie, les postes ne sont pas fixés. Je reste ouverte aux propositions venues de la troupe et c’est d’ailleurs ce qui semble se profiler pour le prochain projet. Je risque plutôt d’y participer en tant que comédienne et je dois avouer avoir très envie de rejouer.

Et comment vivez-vous la différence entre être metteuse en scène et comédienne ?

Au début, prendre la casquette de metteuse en scène m’a beaucoup perturbée, après avoir été comédienne dans plusieurs compagnies de théâtre universitaire. La dynamique au sein du groupe change inévitablement ; on n’a plus le même statut, on doit porter le projet, gérer l’organisation et l’administration. De fait, cela implique un autre rapport avec les comédien·ne·s. De plus, en tant que metteuse en scène, je reste un peu à l’extérieur du spectacle au moment de la représentation, à regarder jouer. Ce jour-là, l’expérience change énormément, car, sur scène, le trac s’évapore après quelques minutes, alors que, pour le ou la metteur·se en scène, il perdure tout au long du spectacle. On suit tous les détails, on envisage tous les éventuels problèmes, c’est une vision qui engendre un stress très différent. Quoi qu’il en soit, je suis très fière d’avoir réussi, avec le soutien de mes camarades, à mettre en action de tels projets. Maintenant, je serais contente de jouer et d’avoir un peu moins de responsabilités [rire].

En tant que metteuse en scène, comment faites-vous pour passer de la théorie à la pratique, de l’imaginaire au concret ?

Ça a été un apprentissage. Au début, on a de grands projets, on s’imagine l’impossible, et puis on se heurte de plein fouet aux contraintes pratiques, aux réalités techniques. Je ne maîtrisais d’ailleurs que peu l’aspect matériel des spectacles, les lumières, le son, et quand j’ai rencontré des technicien·ne·s pour leur présenter mes idées, il·elle·s m’ont très vite dit : « Ah non, mais ça, ce n’est pas possible ». On apprend alors à s’adapter. Je trouve que l’on apprend aussi à réfléchir d’une nouvelle manière aux textes de théâtre. Lorsqu’on lit, on ne se rend pas toujours compte de l’influence du passage au plateau ou des contraintes techniques sur l’élaboration des pièces. Dans le cadre de ma mise en scène de La Critique de l’École des femmes (devenue Molière-19), par exemple, j’ai dû réécrire des passages. Et alors qu’ils fonctionnaient bien sur le papier, on a constaté qu’ils ne marchaient pas du tout quand les comédien·ne·s s’en sont emparés pour les interpréter lors des répétitions. J’ai donc dû les reprendre et le texte s’est petit à petit transformé. En faisant de la mise en scène, on apprend donc l’impact que la pratique peut avoir sur le texte, sur la théorie. (Je dis cela, mais je n’ai en réalité jamais écrit une pièce entière, j’en ai seulement eu un petit aperçu).

Dans votre projet Molière-19, il semble que La Critique bascule entre deux esthétiques, l’une typique du XVIIe siècle et l’autre plus moderne. Comment expliquez-vous ce choix ?

Les premières scènes de La Critique, dans Molière-19, sont tirées du texte original de Molière et les scènes suivantes ont été réécrites dans un français modernisé. L’effet était voulu depuis le début : pour la réécriture de ces passages, j’ai demandé aux comédien·ne·s d’improviser sur la base d’un scénario minimal qui correspondait en substance aux scènes de La Critique. J’ai repris certaines de leurs phrases ou leurs manières de parler. Puis j’ai également paraphrasé certaines répliques de Molière en remplaçant les mots et les expressions datées, avant de tout mélanger pour produire un nouveau texte.

Pourquoi avez-vous voulu mettre Molière en scène ?

C’est le travail sur la rencontre entre La Critique de L’École des femmes et L’École des femmes qui m’intéressait – et pas forcément Molière lui-même. Bien sûr, j’apprécie beaucoup ses pièces, dans lesquelles je trouve de nombreuses possibilités comiques et scéniques : ses œuvres me paraissent susceptibles de mille adaptations (d’ailleurs, j’ai toujours été attristée de voir que Molière, parce qu’on l’aborde généralement par le biais des cursus scolaires, est souvent associé à quelque chose de « poussiéreux »). Mais Molière a été tellement joué et rejoué que c’était pour moi un véritable challenge de réussir à créer une mise en scène originale. C’est donc presque un hasard si mon choix s’est porté sur ses textes : ce qui me plaisait avant tout, c’est le fait qu’une pièce (La Critique) ait été écrite sur une autre pièce (L’École des femmes), par un même auteur, à la manière d’un métadiscours. D’ailleurs, si Molière avait écrit La Critique du Misanthrope ou du Bourgeois gentilhomme, je les aurais mis en scène avec plaisir, indifféremment. Ce qui comptait était donc ce dialogue entre deux œuvres, et j’ai voulu les présenter se battant pour un même plateau.

Et votre but premier était d’actualiser ces pièces ?

Du moment que ces deux pièces occupaient une même scène, tout en représentant deux espace-temps différents, il fallait bien les différencier. J’avais très envie de faire de La Critique un objet qui résonne avec notre époque, dans ses préoccupations (sociopolitiques, morales, artistiques) comme dans son esthétique ; j’ai ainsi adapté la langue, ne serait-ce que pour accentuer l’écart entre l’écriture en prose de La Critique et celle en vers de L’École de femmes. Cela crée un contraste entre un parler très moderne d’un côté, et, de l’autre, une langue écrite typique du XVIIe siècle. Pour renforcer cette opposition, nous avons aussi travaillé la différence de jeu entre les comédien-ne-s interprétant L’École des femmes, qui s’inspiraient de la commedia dell’arte sur le plan gestuel, et ceux-celles incarnant La Critique dont le style de jeu était plus « naturaliste ». Ils·elles s’habillaient d’ailleurs à la mode d’aujourd’hui et devaient être dispersé·e·s dans le public, au départ, pour souligner les jeux échos entre les critères de jugement et les manières de parler du XVIIe siècle et d’aujourd’hui.

Vous parliez de réécriture, L’École des femmes et La Critique sont deux pièces assez longues, comment avez-vous fait pour adapter le format ?

Il y a eu un premier travail d’élagage facilité par l’aspect répétitif de certaines scènes, car le comique de Molière s’articule pas mal autour d’une mécanique du retour : nous pouvions donc aisément supprimer certains dialogues sans que cela ne nuise à l’intrigue. Ensuite, concernant L’École des femmes, je voulais surtout en interpréter les premiers actes. Cela permettait de bien présenter les personnages et les enjeux de la fiction première, avant de laisser plus de place au métadiscours. La Critique devait alors petit à petit s’imposer sur scène, marquant un basculement d’une pièce à l’autre. C’est à partir de ces idées que j’ai pu sélectionner les passages les plus importants. Pour combler les « trous » au niveau du déroulement de l’histoire, nous avions aussi envisagé qu’un personnage de La Critique relate les parties manquantes de l’intrigue de L’École des femmes et synthétise ainsi tout ce que l’on n’aurait pas vu. Quant à La Critique, j’avais rédigé des résumés des scènes que j’ai donnés à lire aux comédien·ne·s. Je leur ai demandé ensuite d’improviser à partir de là, et cela a permis de ne conserver que la substance des scènes en les réduisant considérablement.

Comment avez-vous reçu et appliqué l’annonce du confinement en mars 2020 ?

Je suppose que, comme tout le monde, nous n’avons pas tout de suite pris la mesure de la situation ; nous pensions que le confinement ne durerait que trois ou quatre semaines. Nous avons donc décidé de continuer à répéter, à la même heure, mais en vidéoconférence. Il s’agissait de travailler le texte, de le garder en mémoire. L’application de la vidéoconférence nous a d’ailleurs beaucoup inspiré·e·s pour La Critique ; le jeu fonctionnait bien (moins pour L’École des femmes), et le medium apportait quelque chose de très spontané dans l’échange, et aussi de plus moderne. Lors de l’annulation des représentations, nous avons donc réfléchi, avec les comédien·ne·s, envisageant soit d’abandonner le projet, soit de trouver une autre solution, et nous avons choisi de produire un film. Nous voulions alors conserver la distinction entre les deux niveaux diégétiques (L’École des femmes vs La Critique). À partir de ce constat, nous avons hésité entre deux possibilités : nous pouvions soit réaliser une captation de L’École des femmes dans une salle de théâtre vide, soit en produire un petit film, commenté par La Critique en vidéoconférence. Nous avons évidemment eu envie de choisir l’option la plus compliquée et donc de produire un réel « double » film. Cela a nécessité de tout repenser. Heureusement, Marek était à nos côtés pour nous aider. Nous avons dû supprimer des parties entières qui avaient été très travaillées pour la scène, notamment une chorégraphie entre les personnages d’Alain et Georgette que nous avions millimétrée. Les contraintes imposées par la situation ont cependant favorisé l’émergence de nouvelles idées et nous ont poussés à explorer encore plus de possibilités esthétiques.

Pour parler plus en détail du cinéma, qu’avez-vous gagné ou perdu en changeant de médium ?

Au niveau du contenu, le projet a gagné un meilleur ancrage dans l’actualité. Grâce à l’usage de la vidéoconférence, notamment, la spontanéité des dialogues s’affirme davantage. Et puis, d’un point de vue dramaturgique, ce nouveau format rend le projet encore plus clair et compréhensible, car la distinction entre les deux mondes n’était pas toujours évidente sur un seul et même plateau. Concernant les inconvénients, il y a quelque chose du plus solitaire dans l’expérience cinématographique. On est coupé·e·s du public. On progresse à l’aveugle. Parce que, sur scène, le public guide et influence beaucoup le jeu par ses réactions et par ses rires. L’interprétation des comédien·ne·s a également été difficile à adapter. L’École de femmes se basait, dans la version scénique, sur un comique de geste parfois proche de la pantomime, et les attentes, au cinéma, sont soumises à des contraintes de réalisme qui rendent ce jeu comique un peu surprenant, voire inapproprié. Il a donc fallu modifier notre façon de jouer. Et puis il y a aussi, évidemment le problème de la durée. J’aurais aimé produire un projet de 1h30 (c’était la durée prévue pour le spectacle initial), mais nous manquions de temps et de compétences pour atteindre ce but, et nous avons donc dû sacrifier beaucoup de scènes. Le travail de montage était déjà colossal pour un moyen-métrage de 40 min.

Est-ce que vous vous attendiez à ce que votre projet prenne tant de sens en écho avec notre présent ?

Nous avions de toute façon l’intention d’actualiser les pièces, mais le passage au cinéma a amplifié cette résonance avec le présent. L’usage de la vidéoconférence pour La Critique et les références à la Covid-19 au sein du film de L’École des femmes ont beaucoup participé à cette modernisation. Lorsque nous nous sommes tou·te·s rencontré·e·s pour discuter du projet, alors entravé par la pandémie, nous nous sommes questionné·e·s sur l’intérêt de référer à notre réalité, celle de l’année 2020. Nous avons décidé de pousser ces références au maximum, tout en restant prudent·e·s et en conservant une démarche artistique, afin que Molière-19 ne devienne pas qu’un témoignage. C’était donc un choix. Nous nous demandions tout de même comment le projet allait être reçu et, finalement, après discussion avec des membres du public, je crois qu’il a été compris et apprécié. Il semblerait qu’il y ait un effet d’exutoire qui plaise au · à la spectateur·trice et nous avons été enchanté·e·s de cette réception.

Site : https://compagnieacte5.wordpress.com

Instagram : https://www.instagram.com/cieacte5/

Trailer Molière-19 : https://www.youtube.com/watch?v=AMNYAkyA4Cs

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