Interview avec Isabelle Gattiker, directrice générale du FIFDH

Il y a quelques jours se clôturait la dix-septième édition du Festival du film et forum international sur les droits humains, qui a lieu chaque année en plein cœur de Genève. L’espace de quelques heures, L’auditoire s’est immersé dans l’ambiance de cet événement à portée internationale en assistant à certains films et débats, ayant même la chance d’interviewer la directrice générale du FIFDH: Isabelle Gattiker.

Vous êtes directrice générale du FIFDH, qu’est-ce qui vous anime ou vous passionne le plus dans votre activité?

Ce qui m’anime et ce qui me passionne, c’est de pouvoir mettre en lumière des violations qui sont peu connues; de pouvoir également inviter à Genève des activistes sur le terrain – qui ont besoin du Conseil des droits humains, de visibilité et de soutien dans leur travail, afin d’être protégés. Puis, ce qui m’anime aussi, c’est de voir tellement de jeunes dans ce festival, qui ont envie de s’engager et que les choses changent.

Le FIFDH a une portée internationale, quels sont les enjeux sociaux et culturels du festival à cette échelle? Quel impact concret?

Tous les débats, transmis en direct, sont énormément suivis sur le terrain. Donc les spectateurs et les spectatrices peuvent poser des questions en utilisant un hashtag ou via Facebook. L’impact concret découle aussi du fait que beaucoup de causes sont soutenues via les activistes. Par exemple, cette année, des spectateurs ont soutenu l’hôpital de Sinjar en Irak, cause portée par Nadia Murad. Par ailleurs, cela permet de faire répercuter des campagnes d’ONG comme celles d’Amnesty International, et donc de protéger les activistes sur le terrain. On se rend compte que le festival est de plus en plus suivi sur le terrain, à la fois par les activistes et par les cinéastes. Et puis, ils viennent de plus en plus vers nous, ce qui facilite le travail.

En tant qu’étudiant·e, comment pourrait-on agir en faveur de la cause des droits humains à notre échelle?

Tout d’abord, il est important d’être sensibilisé·e et informé·e; de faire attention à ce qu’on partage sur les réseaux sociaux, toujours vérifier ses sources. De soutenir les activistes, écrire des lettres et des pétitions, ou encore adhérer à des associations. De notre côté, au festival, nous défendons également l’engagement, même au niveau des quartiers ou d’associations actives très locales; ce qui est extrêmement important, car c’est aussi à ce niveau-là qu’on peut faire changer les choses beaucoup plus globalement. Par ailleurs, on peut s’engager en politique, au niveau associatif et puis bien sûr voter – quand on peut le faire, c’est important.

Dans le dernier rapport du festival (2018), il est écrit que «le FIFDH participe au renforcement d’une “culture des droits humains” et œuvre pour favoriser des liens multilatéraux entre société civile, ONG, et acteurs gouvernementaux». De quelle manière œuvrez-vous concrètement?

Nous mettons en avant les films et nous sommes partenaires de nombreux événements. Il y a, par exemple, des jeunes ou des étudiants qui repassent nos films pendant l’année, on s’associe à cela. On a aussi lancé une tournée internationale qui a traversé quarante-cinq pays cette année, des pays qui ont peu ou pas accès à des films autour des droits humains et à des débats autour des droits humains. On a ouvert cette tournée à Islamabad au Pakistan, on l’a clôturée au Caire. On est passé à Ankara, au Zimbabwe, au Guatemala ou encore au Soudan. Dans tous ces pays, c’était vraiment étonnant et beau de voir qu’il y avait énormément de monde qui posait des questions extrêmement libres dans ces débats. On se rend compte que même si parfois les médias mettent en avant un grand nombre de problèmes, de désastres qui sont réels, il y a aussi beaucoup de gens, partout à travers la planète, qui demandent tout simplement justice et qui croient aux droits humains – parce que finalement, si on revient au fondamentaux, la déclaration universelle des droits humains concerne tout le monde et on ne peut que y adhérer en réalité.

Dans le cadre du festival, y a-t-il des projets qui ne se limitent pas qu’à ces dix jours et se concrétisent durant toute l’année?

En ce qui concerne les actions concrètes, on travaille beaucoup avec les foyers de personnes migrantes à Genève, avec les jeunes de La Clairière et de l’hôpital de jour (l’hôpital psychiatrique pour les jeunes au HUG). Ce qui renforce le fait qu’on se rende compte de plus en plus que des populations qui avaient elles aussi finalement à Genève peu accès à des événements de ce type, sont réellement intéressées. Cette année, on a aussi mis en place des billets suspendus: c’est-à-dire qu’il y a des fondations qui ont financé des billets pour des gens soit extrêmement vulnérables, qui vivent dans une grande précarité, des personnes sans abri par exemple, ou des migrants en attente de renvoi, qui sont des migrants à l’aide d’urgence, soit des personnes qui sont à l’assistance publique; ceux-là aussi ont eu des événements dédiés et ont participé aux grands débats du festival. On a également beaucoup travaillé sur les jeunes; on a doublé les nombre d’élèves qui assistent aux projections cette année. Cela participe au fait qu’on se préoccupe de l’avenir et c’est assez étonnant de recroiser après ces jeunes devenus plus grands, qui nous racontent très souvent que leur engagement est né au FIFDH, parce qu’ils sont venus avec un enseignant ou une enseignante. Par exemple, «La Carologie», blogueuse, rappelle très souvent que tout ce qu’elle raconte est issu du fait qu’elle est venue il y a cinq ou six ans à un débat autour de l’Arménie avec sa prof, et c’est de là qu’est né son engagement.

Par ailleurs, vous avez aussi un programme pédagogique…

Oui, dans le cadre duquel on passe des films et des débats pour les jeunes. On a des jurys des jeunes, un jury documentaire et un jury fiction. Donc ils/elles voient des films avec les jurys internationaux. On a aussi un programme d’accompagnement pour les jeunes migrants qui peuvent être bénévoles. C’est important pour le festival, on est 250 bénévoles, souvent des jeunes et des étudiants mais pas seulement, qui ont vraiment tous les âges, cela leur permet de suivre le festival. Par ailleurs, on a un programme de parrainage où il y a des jeunes migrants qui sont bénévoles et qui sont parrainés ou marrainés par un autre bénévole, qui les suit pendant le festival et cela leur permet aussi de s’intégrer, pas uniquement au festival mais également par la rencontre d’autres jeunes.

Est-ce que la forte portée médiatique du festival a-t-elle permis d’amener telle ou telle problématique (encore trop peu connue ou abordée) sur le devant de la scène internationale, qui a ensuite pu être prise en charge par différents acteurs, gouvernementaux ou non-gouvernementaux?

Il y a deux ans, le docteur Mukwege était venu au festival et au Conseil des droits humains et a fait un appel contre le viol des enfants en RDC. Il a reçu le Prix Nobel de la Paix l’année passée. Ce n’est pas uniquement à cause du festival, mais il y avait eu une répercussion médiatique gigantesque autour de cette intervention; donc, clairement, elle a participé au fait qu’il obtienne un Prix Nobel de la Paix. L’année dernière, on avait fait un appel qui a été répercuté partout contre l’impunité au Mexique, où le comédien Gael García Bernal était venu avec une journaliste et un homme victime de torture; là aussi, il avait lancé un appel au Conseil des droits humains. C’est généralement cette portée de la société civile au Conseil des droits humains qui est importante pour qu’il y ait une vrai répercussion internationale. Cette année, on l’a fait avec l’acteur Forest Whitaker, venu avec une jeune militante du Sud Soudan, Magdalena Nandege, qui a fait un appel pour la paix au Sud Soudan, pays assez méconnu, complètement hors des projecteurs internationaux. Là aussi, il y a eu une couverture internationale. Mais je pense aussi à la soirée consacrée au Congo, avec Fred Bauma et le mouvement Lucha. On a également interviewé une militante sur le terrain par Skype, qui n’a pas pu voyager. Très clairement, on ne met pas uniquement en lumière des tragédies mais aussi des mouvements positifs, menés par des jeunes. Un autre exemple, cette année, est l’artiste Ai Weiwei, star internationale de l’art contemporain et du cinéma, venu parler des personnes séropositives en Chine, un désastre absolu: dans la fin des années 90 dans la région du Henan, 300’000 personnes ont été infectées par des transfusions et touchées par le SIDA, ce que nie le gouvernement chinois. Là aussi on va voir ce que ça donne, on ne peut pas encore parler des répercussions médiatiques mais j’aurais du mal à croire qu’Ai Weiwei venant à Genève pour parler du scandale des personnes séropositives en Chine et du manque de soutien de l’État chinois ne soit pas répercuté.

Est-ce que le FIFDH est une structure plutôt unique sur la scène internationale ou existe-t-il d´autres structures analogues? Si oui, y a-t-il des collaborations, des synergies ou bien des concurrences?

©Getty Images

Le FIFDH est cofondateur d’un réseau qui s’appelle le Human Rights Film Network, qui rassemble quarante-cinq festivals de films et de débats sur les droits humains à travers le monde. Les plus importants étant: le FIFDH à Genève, le Movies that Matter Festival à La Haye, le Human Rights Watch Film Festival à Londres et à New York, et le festival One World à Prague. Les festivals de Londres, Prague et La Haye se déroulent en même temps que le FIFDH. On se voit très souvent, on se parle beaucoup, on s’échange la liste des films à l’avance et on échange aussi les intervenants. Donc plusieurs intervenants de cette année sont allés à Prague ou à Londres juste avant de venir chez nous, ou vice versa. Ce qui nous permet aussi de partager les frais des billets d’avion et la visibilité, donc au contraire, on se soutient les uns les autres. C’est ça qui est bien dans les festivals de droits humains, on n’a pas cette pression des Premières Internationales où d’exclusivité – de toute façon, c’est quelque chose qu’on refuse ou qu’on évite au maximum. Nous ne sommes absolument pas dans cette logique; au contraire, plus on s’entraide, plus on est fort.

Est-ce que les nouvelles thématiques ou urgences, telles que les changements climatiques, les migrations, les mutations technologiques, les droits des femmes et des enfants, donnent-elles de nouvelles orientations au FIFDH?

Cette année, un débat qui a été particulièrement marquant a été celui qui concernait les humains du futur; la mutation des bébés, et notamment des bébés chinois. Ce débat était particulièrement pertinent puisqu’il met en avant une cause dont on a beaucoup parlé avec ces fameux jumeaux chinois dont l’ADN a été modifié, mais en le mettant dans une perspective plus vaste; c’est-à-dire qu’on est en train de construire des nouveaux humains, mais aussi une humanité à deux vitesses: il y aura ceux qui auront les moyens et l’envie – mais surtout les moyens – de modifier leur embryon, et d’autres qui ne l’auront pas. Mais ça, c’est quelque chose qui est assez symptomatique de l’ensemble du festival: si on ne réagit pas maintenant, on sera dans une humanité à deux vitesses, voire à trois ou quatre ou cinq vitesses, et pas dans une seule humanité vivante. Donc c’est là qu’on est face à un signal d’alerte vraiment important et on essaye de lancer un mouvement pour faire face à cela. On est dans un moment clé de l’histoire. Ce qui est symptomatique de ce festival, c’est qu’au lieu d’aborder les thématiques – les migrations, le féminisme, les violences sexuelles ou les masculinités – de manière séparée, on les mélange, donc on les superpose les unes aux autres et on croise les combats. Je crois que c’est quelque chose d’extrêmement contemporain, de juste aussi. On peut aborder le climat sous l’angle de l’immigration par exemple, on peut aborder les masculinités ou le féminisme face au populisme aussi… C’était le cas du débat d’un soir où trois femmes ont abordé la question; ça porte aussi un éclairage qui est passionnant et je pense, assez inédit.

Comment se déroule l’organisation du festival? Comment choisissez-vous les différentes thématiques et problématiques à aborder? Par ailleurs, il semble que cette année vous ayez décidé d´axer particulièrement sur la Suisse…

Chaque année, on parle de la Suisse, mais c’est vrai que lors de cette édition c’était particulièrement fort, puisqu’il y avait à la fois un débat autour des valeurs suisses, des valeurs helvétiques, et de comment est-ce que la Suisse compte se positionner comme capitale ou pays de droits humains. Qu’est-ce que cela signifie par rapport aux décisions récentes concernant le pacte migratoire ou l’Arabie Saoudite, les ventes d’armes… On voit une dichotomie qui a toujours été le cas, cependant je crois qu’en 2019 on ne peut plus dire quelque chose (affirmer des valeurs) et ne pas le faire. Et on ne peut plus se dire «nous en Suisse, d’autant que les droits humains y sont respectés, finalement les autres ça n’a pas tellement d’importance». Donc ça c’était le débat. Il y a eu un débat aussi autour de l’opération Papyrus à Genève – la légalisation des personnes sans papier – et on a donné un visage à des personnes invisibles en Suisse qu’on croise tous les jours, qui n’ont presque pas de noms, en tout cas pas de statut. C’était une soirée extrêmement forte où plusieurs personnes sans papier en cours de légalisation ont pris la parole pour la première fois en public. Par rapport aux thématiques du festival, on essaye de maintenir un équilibre entre des thématiques qui sont peu ou pas traitées – comme la paix au Sud Soudan ou au Congo (la RDC) – et des thématiques qui sont extrêmement commentées dans l’actualité mais avec très peu de distance – comme justement le transhumanisme ou les bébés du futur; et c’est ça qui fait la force du festival. On essaye aussi, évidemment, de mettre sur le panel à la fois des personnalités très connues et des personnalités qui le sont beaucoup moins, par exemple des femmes: la moitié des panélistes sont des femmes, des jeunes femmes aussi à qui on a envie de donner un visage et pas avoir sempiternellement les mêmes intervenants au forum. C’est quelque chose de très important. On travaille avec de nombreux partenaires, dont des ONG avec qui on partage aussi les campagnes qui leur semblent importantes, qu’elles pensent devoir mettre en avant. C’est important qu’on puisse répercuter les campagnes des ONG. Et puis certains débats sont amenés par des films; parfois on cherche un film qui colle à une thématique et parfois un film est tellement extraordinaire qu’il va forcément amener un débat. Donc c’est un équilibre entre beaucoup de facteurs, comme pour la sélection des films d’ailleurs. Et c’est cet équilibre de programmation que je trouve intéressant, car il amène des grandes lignes de force après pour le public. Un intérêt de publics extrêmement croisés, divers. La force du festival est de réussir à toucher bien au-delà du cercle des convaincus, de celles et ceux qui connaissent déjà très bien la cause des droits humains; c’est très important qu’ils viennent, mais ça attire aussi des cinéphiles et beaucoup de gens dont c’est vraiment le rendez-vous annuel, où tout d’un coup, ils prennent le goût de la planète.

Ça peut être une prise de conscience en fait…

Oui, si on revient à la première question sur ce qui m’anime, c’est de mélanger les publics et réussir à toucher des gens qui n’avaient pas conscience d’être concernés par les droits humains et de ce que cela implique. En fait, ça concerne chacune et chacun d’entre nous.

Êtes-vous optimiste ou plutôt pessimiste par rapport à l’évolution du respect des droits humains?

En ce moment, on est dans un monde en crise profonde. On ne va pas se le cacher, la situation est pire qu’il y a dix ans. Mais je continue à penser, à espérer en tout cas que c’est un soubresaut, une très mauvaise passe. En voyant une telle foule et un tel enthousiasme pour ce festival, je garde l’espoir qu’on est en train de changer l’époque, de changer d’ère. C’est aussi l’espoir qui est amené par tous ces jeunes, qui se mobilisent notamment pour le climat. On se rend compte que lorsqu’il y a une démarche sincère, de vrais mots, une vraie mobilisation suit. Et on est peut-être aussi en train de changer d’ère vis-à-vis de la vie politique. Nous n’avons plus envie d’entendre ces mêmes mots, ces mêmes promesses jamais tenues, ces mêmes excuses du type «je ne peux pas parce que les circonstances économiques…»; maintenant il faut des actes profonds et à partir de là, je pense que oui, il y a de l’espoir. Je n’ai pas envie d’être bêtement positive, mais de rester optimiste, c’est important.