Identités et mémoires tamoules

Vitakhan, représentant de LUTSA (©Vitakhi Ratnarajah)

INTERVIEW – L’association Lausanne University Tamil Students (LUTSA) diffuse depuis 2017 l’histoire et la culture tamoules. Elle permet aux jeunes de la diaspora de penser ensemble leurs liens avec leur région d’origine, le Tamil Eelam, revendiquant son indépendance depuis 1982. Rencontre avec Vithakan et Printhan, deux représentants de l’association.

Comment est née l’association?

Printhan – En 2017, une douzaine d’étudiant·e·s d’origine tamoule se sont rendu compte de l’importance de la diaspora en Suisse et que la population helvétique ne connaissait pas forcément son histoire et sa culture. Dès ses débuts, LUTSA devait leur permettre de les faire connaître, notamment à travers des conférences. Il·elle·s y abordaient, les fondamentaux de la culture tamoule et de la guerre civile (qui s’étend officiellement de 1982 à 2009, date du massacre de Mullivaikal où au moins 40’000 Tamoul·e·s ont perdu la vie, sans compter les milliers de disparu·e·s, et qui a poussé plusieurs de leurs parents à fuir leur région). Aujourd’hui encore, nous essayons de mettre la lumière sur ce qui s’est passé. Des jeunes Tamoul·e·s peuvent eux·elles-mêmes ne pas connaître cette histoire et l’association entend également susciter leur envie de creuser le sujet, malgré le silence de leurs parents sur cette mémoire douloureuse voire traumatique.

A-t-elle d’autres raisons d’être?

Vithakan – L’association a également pour but de solidariser et de sensibiliser la communauté des jeunes Tamoul·e·s. Elle leur fournit un cadre de rencontres et d’échanges.

Printhan – Ce qui fait la force de notre association, c’est que l’on a tou·te·s un peu la même histoire. On partage une multiculturalité, en tant qu’helvético-tamoules, qui nous met face aux mêmes problématiques identitaires et familiales. Par exemple, certain·e·s nous ont raconté comment il leur était difficile de jongler entre la culture tamoule, qui s’exprime à la maison, et la culture suisse de leurs autres milieux. On tisse des liens à partir de ces expériences communes et on réfléchit ensemble aux moyens de faire face à ces problématiques. C’est comme une plateforme d’entraide.

En 2023, vous avez organisé des soirées festives, une soirée d’initiation à des danses et deux tables rondes. Les non-Tamoul·e·s étaient-il·elle·s au rendez-vous?

Vithakan  – Il y avait notamment beaucoup de femmes non-tamoules présentes aux soirées danse. Lors des soirées jeux, ouvertes à tout le monde, le défi est de pouvoir s’amuser tous·te·s ensemble tout en faisant (re)découvrir la culture et l’histoire tamoules.

Qu’est-ce que vous appelez «la culture tamoule»? 

Vithakan – Notre langue, déjà. Elle est riche et ancienne, portée par des auteur·ices très connu·e·s de poèmes ou de récits. Nous avons appris à l’école tamoule leur nombre d’écrits et leurs dates de rédaction. Beaucoup de dates sont importantes, notamment celles qui marquent des événements de la guerre.

Printhan – La production cinématographique joue aussi un grand rôle dans notre culture. La région du Tamil Eelam n’a pas son industrie à proprement parler, mais les films que nous regardons viennent du Tamil Nadu, un État d’Inde du Sud à majorité tamoule.

Votre association s’inscrit-elle dans un réseau associatif ou politique plus large?

Printhan – Récemment, par exemple, on a collaboré avec l’Association des Jeunes Tamoul·e·s de Suisse (TYO Switzerland) pour organiser le Pongal, une fête qui marque le dixième mois du calendrier tamoul, équivalent à la mi-janvier. On a invité des enfants de l’école tamoule pour faire des jeux. Si cette association est explicitement engagée dans une lutte politique, notre collaboration ne visait qu’un but culturel.

Printhan, représentant de LUTSA (©Maya_Photographie)

Vithakan – On ne veut pas vraiment mêler LUTSA à la politique. Nos réflexions identitaires répondent aux besoins existentiels et aux préoccupations de nos membres pour leur vie quotidienne et leur avenir. Mais certaines circonstances nous ont amené en effet à exprimer notre soutien à la lutte tamoule dans le Tamil Eelam, par exemple lorsque la communauté étudiante et militante était touchée.

Printhan – On a aussi collaboré avec des associations qui sont directement dans la région: on a fait notamment des récoltes de fond en 2022 pour soutenir des familles précarisées par la crise économique. 

Êtes-vous satisfaits, à titre personnel, de la représentation des Tamoul·e·s dans la société suisse?

Printhan – Nous n’avons pas forcément grandi avec des figures de modèles tamouls dans l’espace public, en politique, en sport, en art, etc. Mais on voit que de plus en plus de personnalités de notre génération commencent à émerger. Ça nous réjouit, car les plus jeunes auront des exemples auxquels s’identifier, notamment pour croire en leurs propres rêves et s’autonomiser des attentes parentales.

Qu’est-ce que LUTSA vous apporte à titre personnel ? 

Printhan – Peut-être une certaine fierté de sentir qu’on devient de plus en plus important au sein de et pour notre communauté. Sur Instagram, les posts au sujet de notre culture sont très relayés, et nous recevons beaucoup de messages de remerciement et de compliments qui nous encouragent à continuer. 

Vithakan – Rien que cette opportunité d’être interviewé, c’est pour nous une récompense pour nos efforts. Au fait, la moindre reconnaissance est une fierté en plus pour nous. En voyant que les gens s’instruisent en partie grâce à nous, on se dit que le travail qu’on fait sert à quelque chose, c’est vraiment réjouissant. 

Une série de publications sur le compte Instagram de LUTSA documente en photos et en récits le déroulé, jour après jour, des massacres de Mullivaikkal en mai 2009.

Printhan – Ces publications ont eu une portée qu’on n’attendait pas: nous avons été sollicités ou suivis par des jeunes Tamoule de France, des parlementaires canadien·ne·s, des artistes…

Vithakan – … et même Thusiyan Nandakumar, journaliste réputé au Tamil Guardian. 

Comment expliquez-vous qu’un génocide aussi récent puisse être aussi peu connu? 

Vithakan – Le génocide est arrivé juste avant l’essor des réseaux sociaux ce qui, conjugué au silence de la diaspora, peut expliquer que son souvenir soit resté en sourdine. Si l’on pense, par exemple, à ce qui se passe dans la bande de Gaza aujourd’hui: les réseaux sociaux contribuent à diffuser et à partager l’information. Cela aurait été le cas pour nous aussi, sans doute, si les réseaux sociaux étaient aussi répandus en 2009 qu’aujourd’hui. 

Là-dessus, LUTSA contribue au travail de mémoire et à la quête de justice de la communauté tamoule en lutte.

Vithakan – Des pans de notre histoire ont été effacés, par exemple lorsque le gouvernement sri lankais a incendié la bibliothèque de l’université de Jaffna. Les voir partir en cendres est quelque chose de tragique; conserver des traces numériques de documentation représente par là-même une opportunité de résistance.

Printhan – On est la première génération de notre diaspora qui a accès à cette communication digitale, donc on essaie d’en profiter en maximum. 

Est-ce que vous savez si vos parents respectifs pensent retourner dans la région de l’Îlam Tamoul ou s’ils avaient dès leur arrivée pour projet de s’établir en Suisse de façon permanente? 

Printhan – Leur rêve absolu, c’est de retourner sur leur terre auprès de leur famille, mais pas tant que la situation ne le permet pas – et c’est encore le cas aujourd’hui. Entre-temps, leur vie est en Suisse: mon père, par exemple, a vécu plus longtemps en Suisse que là-bas. 

Vithakan – Il y a une fierté à retourner dans son pays lorsqu’il sera reconnu et indépendant. Si l’Îlam Tamoul, un jour, est indépendant, je pense que mes parents y retourneront volontiers. Peut-être pas du jour au lendemain, parce qu’il·elle·s ont quand-même beaucoup d’amour et d’attachement pour la Suisse, mais je pense qu’il·elle·s le feront avec beaucoup de plaisir et de fierté. 

Et vous, vous irez y vivre quand elle sera indépendante? 

Printhan – Moi, personnellement, si un jour l’on acquiert l’indépendance, cela me plairait d’y aller pour ramener les savoirs que j’ai pu acquérir ici en Suisse et contribuer à les diffuser dans l’Îlam Tamoul. D’un autre côté, j’ai cette multiculturalité qui fait que je me sens autant suisse que tamoul, donc j’espère pouvoir jongler entre les deux. 

Qu’est-ce que LUTSA vous apporte à titre personnel? 

Printhan – Peut-être une certaine fierté de sentir qu’on devient de plus en plus important au sein de et pour notre communauté. Par exemple, sur Instagram, les posts au sujet de notre culture ou de notre histoire sont très relayés, et l’on reçoit beaucoup de messages de remerciement et de compliments qui nous encouragent à continuer. 

Vithakan – Rien que cette opportunité d’être interviewé, c’est pour nous comme une récompense pour nos efforts. En réalité, la moindre reconnaissance est une fierté en plus pour nous. En voyant que les gens s’instruisent en partie grâce à nous, on se dit que tout le travail qu’on fait sert à quelque chose, et c’est vraiment réjouissant. 

Comment envisagez-vous l’avenir de l’association? 

Vithakan – On invite aussi toutes les autres communautés ethniques minoritaires et opprimées à venir partager leurs expériences. 

Printhan – Ça arrive souvent, par exemple, que des Tamoul·e·s aillent aux manifestations des Kurdes. Il y a une solidarité entre les peuples oppressés, et on pourrait travailler un peu plus encore dans cette voie, je pense. Plus on est nombreux, plus on est forts, et plus on arrive à se faire entendre. 

Est-ce que LUTSA pourrait se politiser de plus en plus? 

Vithakan – Cela dépend de ce qui se passe au pays. Si l’on s’approche de plus en plus de l’indépendance ou que la question devient brûlante, l’association sera d’autant plus engagée et encline à aborder le sujet. 

Propos recueillis par Anthony Gérard