Des études, mais à quel prix?

Crédit: Olivier Voirol

INTERVIEW · Olivier Voirol, maître d’enseignement et de recherche en SSP à l’Université de Lausanne, a participé à la grève de l’Université de Lausanne du mois d’avril 1997. 25 ans plus tard, il revient sur l’événement et les conditions d’études actuelles.

Voyez-vous comme un échec le fait que le mouvement de grève ne soit pas reparti à la rentrée?

Il est reparti, mais autrement, et moins fortement. Nous ne pouvions plus refaire le coup d’avril, une grève prolongée avec une mobilisation de tous les jours ! Cela demande beaucoup d’énergie ! Surtout, il y avait face à nous un pouvoir politique qui refusait d’entrer en discussion sur nos revendications. Sans interlocuteur politique, il fallait inventer de nouveaux moyens d’action. 

Beaucoup de choses avaient été entreprises durant la grève, un moment formidable de débats et d’imagination politique ! Nous avions notamment pris des contacts avec d’autres universités, et des mobilisations à Zürich, Genève, Bâle, Neuchâtel, ont suivi. Durant la grève, d’ailleurs, plusieurs étudiant·e·s d’autres universités étaient venus voir, ahuris, ce qu’il se passait sur le campus de Dorigny. Ils·elles en ressortaient impressionné·e·s par l’ampleur du mouvement et électrisé·e·s par son enthousiasme, sa créativité et son humour, autant que par la qualité des débats politiques !

Le phénomène a donc débordé la scène locale pour se diffuser à l’échelon national et même international. Au plus fort de la grève, d’ailleurs, les messages de solidarité et de soutien affluaient de toutes parts !

Sur la question de l’échec ou non de notre mouvement, nous avons su bien plus tard qu’il avait tétanisé les autorités, en particulier universitaires. Et que certains projets qui étaient sur la table, comme la hausse drastique des taxes d’inscription, ont été enterrés. Des moyens supplémentaires ont été alloués à l’université dans les années qui suivirent. 

Difficile de savoir au juste ce qui est le fait de la grève de 97 et plus généralement du mouvement étudiant. Et ce qui a joué dans les décisions politiques. C’est sûr, cependant, que nous avions réussi à constituer une sorte de « pouvoir étudiant » qui, même sans être convié à la table des négociations avec les autorités, était devenu un acteur incontournable. Sans doute assez casse-pieds pour les autorités et leur politique universitaire.

Même si les autorités ne nous écoutaient pas, elles ne pouvaient faire sans nous car nous avions désormais un pouvoir de nuisance, un pouvoir par la négative en quelque sorte, qui a marqué les autorités de l’époque. Et surtout qui a marqué tout une génération d’étudiant·e·s, sinon deux. La grève de 97 reste un événement biographique et collectif pour celles et ceux qui l’ont vécue ! La prise de contrôle effective des lieux a créé un fort rapport d’affinité entre le campus et les étudiant·e·s : c’était notre campus, notre lieu d’études, de recherche, d’activité politique et de vie !

Quelle était l’ampleur du mouvement sur le campus. Quelle proportion d’étudiant·e·s suivait le mouvement? Les professeurs étaient-ils·elles impliqué·e·s dans la grève?

Les assemblées générales quotidiennes rassemblaient, selon les jours, autour de 800 personnes amassées dans le grand auditoire de l’Anthropole (1031). Les actions symboliques réunissaient quotidiennement quelques centaines d’étudiants. Beaucoup plus pour les grosses manifs, et il en a eu plusieurs.  

Côté enseignants, la grève n’a jamais pris, à de rares exceptions près. Le corps enseignant a été assez lâche, même si dans l’ensemble il était raccord avec les revendications étudiant·e·s. Les professeurs hostiles au mouvement étaient connu·e·s car on intervenait régulièrement dans les cours pour annoncer les manifestations, expliquer nos actions et nos revendications. Les profs rétifs ou les hostilités timides s’étaient déjà révélés ! Dans l’ensemble, le corps professoral nous a beaucoup déçus, mais nous n’attendions pas grand-chose non plus !

Comment se passaient les rapports avec l’université?

Nous voulions entrer en négociation avec le Conseil d’Etat, là où les décisions nous concernant se prenaient. L’Université n’était notre interlocuteur principal. Bien sûr, nous discutions avec le rectorat et d’autres instances, qui n’étaient pas ravis de tout ce chahut sur le campus. Ils s’en seraient bien passés. Même s’il était clair que nous nous battions – en « bons élèves »… – pour nos conditions d’étude, pour la recherche, l’enseignement, la critique, donc tout ce que l’université est censé défendre. Manifestement, nous lui donnions du fil à retordre, notamment à propos des bâtiments – les services techniques étaient assez angoissés.

Je ne saurais dire si de vraies options répressives ont été envisagées. De notre côté, que la police débarque pour nous déloger était de l’ordre du possible. Cela ne s’est pas passé, mais la police nous surveillait. Durant la grève, nos sorties impromptues en ville causaient de vraies perturbation, l’ordre public s’en trouvait affecté. Mais une intervention policière brutale aurait à coup sûr créé une explosion, ça n’aurait pas été une option très avisée.

Si vous étiez étudiant aujourd’hui, qu’est-ce qui vous amènerait à faire grève, en 2022 ?

Une protestation étudiante aujourd’hui pourrait avoir de multiples motifs très légitimes: les conditions d’études ne sont pas idéales, les études sont devenues une course aux « crédits », l’accès reste inégalitaire, le monde étudiant a été très affecté par la pandémie, les espaces qui rendent possibles une université démocratique, participative et engagée dans les grands enjeux politiques du présent se restreignent, etc. Tout un système de surveillance s’est mis en place au sein des universités, qui ressemblent de plus en plus à des grands magasins. Comme si les étudiant·e·s étaient eux·elles-mêmes une menace, ou des client·e·s à surveiller ! La création d’une sécurité interne s’est imposée, après bien des protestations. Et l’on s’y est fait, aux agents de sécurité un peu partout ! Surtout à l’heure de la pandémie. A l’époque, tout cela aurait été inimaginable, et aurait scandalisé le monde étudiant.

L’essoufflement des espaces de sociabilité étudiante où ces derniers se saisissent politiquement de leurs conditions d’études a de quoi inquiéter. La CAP a presque disparu et a vu ses activités réduites. Le campus s’est appauvri en termes d’espaces de discussion et de critiques sur les enjeux politiques actuels. Dans l’ensemble, le vécu étudiant en est affecté, de même que la capacité de s’engager. Cela affaibli la capacité des étudiant·e·s à s’organiser et à « politiser » leurs problèmes. La pression aux notes et aux crédits est constante. Avant, on ne s’inquiétait guère des examens avant le mois de mai, on se souciait uniquement des séminaires. Le reste du temps était plus relâché et rendait possible plein d’activités politiques, culturelles et autres sur le campus.

Vous êtes maintenant maître d’enseignement à l’Unil, la grève a-t-elle influencé votre parcours?

J’étais très investi dans les questions politiques parce que ne me sentais concerné par le devenir de l’université, et par les questions de société. La dégradation des conditions d’études me touchait, je m’identifiais à l’activité de recherche, de réflexion critique censée être promue par l’université. J’avais de fortes attentes envers l’université, sans doute en raison de mon parcours – je suis passé par le préalable. A seize ans, j’étais apprenti dans l’industrie des machines. Lecteur assidu, je me suis formé en autodidacte à la philosophie et à la sociologie. En études, j’idéalisais l’université comme lieu de connaissance, de réflexion, de savoir universel, mais aussi d’engagement et de critique raisonnée. J’avais de fortes attentes, qui furent souvent déçues. Mais je les ai encore aujourd’hui. Et chaque mesure qui affecte la liberté de pratique et d’accès et la recherche, à l’enseignement, et à la critique, me révolte autant qu’hier.

Avoir ces attentes élevées m’a par la suite motivé dans mes recherches ultérieures, jusqu’au doctorat. Je suis parti en Allemagne pour travailler sur la théorie critique de l’Ecole de Francfort, la face intellectuelle et scientifique de mon engagement pratique. 

L’« esprit » de la grève de 1997 reste vivant en moi, même 25 ans plus tard. Et je suis loin d’être le seul : cette grève a été un révélateur pour ma génération, un détonateur, un moment politique intense, d’autonomie et d’imagination, d’action et d’intelligence collectives, mais aussi de débats disputés et de lutte raisonnée. 

Propos recueillis par Killian Rigaux