Le mythe du Kosovo: romantisme et construction identitaire serbe au 19ème siècle

REVENDICATIONS · Le mythe du Kosovo, développé bien après la bataille du Kosovo Polje (1389), participe encore aujourd’hui à l’imaginaire collectif serbe et ses revendications sur un Kosovo dorénavant indépendant.

Personne ne peut parler des tensions ethniques dans les Balkans sans se faire des ennemis. Cependant, essayer de comprendre les mécanismes de la construction identitaire, aussi complexes soient-ils, peut permettre de se rendre un peu moins susceptible à la propagande nationaliste. Les peuples de l’Europe du Sud-Est ne se sont jamais très bien entendus, mais les conflits culminent durant les années 1990, et la Yougoslavie éclate en une multitude d’États-nations. Majoritairement dictés par la politique expansionniste serbe, les conflits renforcent la réclusion des peuples dans le nationalisme, autant pour ceux en position d’attaque que de défense.

L’appartenance des peuples balkaniques à l’Empire Ottoman n’est déjà pas synonyme d’union: les révoltes indépendantistes prennent une importance majeure dès le début du 19e siècle, jusqu’à la dissolution  de l’empire en 1922. Plusieurs peuples connaissent leur «renaissance», et, sein de chaque groupe, une culture visuelle, littéraire et historique se façonne en parallèle à leurs nouvelles revendications politiques, avant un déclin économique et politique. Comprendre comment se construit une identité nationale, c’est mieux saisir les valeurs qu’un pays défend. Et pour ce faire, un outil puissant entre en jeu: le mythe. Il justifie l’appartenance à une terre, il est preuve incontestable d’une supériorité ethnique, il est source de fierté et vecteur de haine, et peut soulever une nation entière.

La bataille du Kosovo, le mythe qui a nourri le nationalisme serbe

L’exemple par excellence de l’instrumentalisation du mythe est celui de la Bataille du Kosovo, basé sur un texte épique relatant une bataille médiévale. Après la publication de l’œuvre par un intellectuel serbe au début du 19ème, le «mythe du Kosovo» devient partie intégrante de la culture serbe. La bataille apparaît rapidement comme un thème récurrent dans la littérature et la peinture, et se prolonge jusque dans la production cinématographique.

La bataille du Kosovo a réellement eu lieu. En 1389, la Serbie, menée par l’héroïque Lazar, est contrainte de se défendre contre l’envahisseur ottoman. Le pays entier se mobilise, en vain: la bataille se termine sans vainqueur, et les Ottoman·e·s finissent par envahir la terre serbe. À cet égard, le texte est fidèle. La Serbie est perdante; mais il faut se rappeler que dans ce genre d’histoire, on a plus tendance à être du côté de David que de Goliath. Le texte peint le portrait d’une Serbie déterminée à défendre sa terre jusqu’à la mort, peu importe l’ampleur de la menace.

La bataille apparaît rapidement comme un thème récurrent dans la littérature et la peinture

Ce texte réapparaît donc des siècles plus tard dans les tiroirs d’un important intellectuel, à un moment où les serbes revendiquent de plus en plus leur souveraineté. Plus qu’heureuse, ce ressurgissement est en fait méticuleusement réfléchie: au-delà des détails fabulés – le propre de toute romanisation historique, le texte est édité pour séduire le public serbe, qui l’absorbe immédiatement. L’auteur adapte sa forme aux traditions orales folkloriques serbes, ce qui donne au texte l’autorité d’une histoire relatée de génération en génération. Il fait aussi une importante sélection des passages, pour ne garder que ce qui est utile. En bref, le mythe est instrumentalisé dans un but implicite d’amplifier l’aspect ancestral de l’identité slave dans le discours nationaliste.

De la bataille du Kosovo à la guerre du Kosovo

Le 28 juin 1989, le président serbe Slobodan Milošević prononce un discours pour les 600 ans de la bataille du Kosovo: «Je pense qu’il est logique de le dire ici, au Kosovo, où la désunion qui régnait autrefois a tragiquement fait reculer la Serbie pendant des siècles et l’a mise en danger, et où une unité renouvelée peut la faire progresser et lui rendre sa dignité. L’héroïsme du Kosovo inspire notre créativité depuis six siècles, nourrit notre fierté et ne nous permet pas d’oublier qu’il fut un temps où nous étions une armée grande, courageuse et fière, l’une des rares à rester invaincue même en cas de défaite.»

Comme leurs voisins, les Albanais·es s’étaient résolu·e·s à la création d’une identité nationale forte

Le territoire du Kosovo est, depuis des siècles, peuplé d’Albanais·es majoritairement. Il est aussi, depuis des siècles, un lieu de conflits entre Albanais·es et Serbes. La Serbie, nourrie de ces mythes et convaincue de sa légitimité à la région, l’a envahie et a procédé, entre autres, à un nettoyage ethnique des Albanais·es de 1998 à 1999: c’est la guerre du Kosovo. 

Comme leurs voisins, les Albanais·es s’étaient résolu·e·s à la création d’une identité nationale forte, nourrie par divers mythes, et en particulier à leur appartenance à leur péninsule: ils seraient des descendants directs des Illyriens. Si les Serbes descendent d’héroïques guerriers, alors les Albanais·es sont, par le sang, les légitimes détenteur·rice·s du Kosovo, et le noble guerrier devient pour eux l’envahisseur.

Emma Fréchin et Nita Ahmetaj