Je suis qui je suis
ANTICONFORMISME • Se questionner sur le bien-fondé de certaines routines permet de mettre en exergue leur aspect aliénant et ainsi prendre du recul. Certain·e·s osent se détacher du regard des autres et du mode de vie considéré comme normal afin de suivre leur propre voie et atteindre un autre type de bonheur que celui prescrit par la société.
L’automne supplantant la saison estivale, les souvenirs de vacances flétrissent; l’heure de la rentrée, ainsi que celle de la reprise, ont sonné. Les préoccupations considérées sérieuses reprennent, mais des songes virevoltent tels des feuilles mortes dans la conscience. Pourquoi s’infliger de telles obligations? Beaucoup sont enfermé·e·s dans une routine alliant métro, boulot et dodo, mais rares sont celles et ceux qui se questionnent sur son bien-fondé. En quoi consacrer sa vie entière à son travail est utile? D’un point de vue collectif, à part satisfaire le besoin accru de consommation qu’exige le modèle capitaliste, le travail rémunéré de tout un chacun n’est pas réellement nécessaire au bon fonctionnement de la société. Selon l’anthropologue David Graeber, le nombre de Bullshit jobs ne cesse de croître et le sentiment d’inutilité l’accompagne inévitablement. Dans ce contexte, la perspective individuelle ne s’en sort guère mieux, car la pression qu’exerce le modèle dominant empêche souvent une prise de conscience. Le manque de recul sert ainsi le système néolibéral aux dépens des individus. Cette aliénation s’explique aisément à travers le processus de socialisation qui forge l’être humain. Dès son plus jeune âge, il·elle est éduqué·e en vue de respecter les normes en vigueur dans la société. D’un côté, le respect d’un certain ordre est assuré, mais d’un autre, le conformisme induit empêche souvent l’action.
L’action contre la peur
Toutefois, afin de jouir d’une vie authentique, il faut se risquer à agir en vue de réaliser tout son potentiel. Selon le philosophe Charles Pépin, le célèbre «deviens ce que tu es» de Nietzsche nous encourage: «Ose devenir toi-même, assume ta singularité au cœur de cette société qui, par définition, valorise les règles. Il n’est pas surprenant que tu aies peur: la société, pour fonctionner, exige une soumission aux normes.» La peur de la transgression explique en grande partie pourquoi la majorité s’enlise dans des habitudes confortables, qui, souvent, ne mènent pas au bonheur. Être en marge effraie, car le risque d’échec est exacerbé et l’énergie à déployer en vue d’une justification d’un tel mode de vie est élevé. Pour Charles Pépin, «l’échec n’est certes pas agréable, mais il ouvre une fenêtre sur le réel, nous permet de déployer nos capacités ou de nous rapprocher de notre quête intime, de notre désir profond».
Un échec construit des bases solides pour l’avenir
Le rapport à l’échec infuse la société, mais il valorise seulement la performance et la productivité. Les politiques structurelles néolibérales l’appréhendent négativement en l’évitant alors que le philosophe, lui, nage à contre-courant, puisqu’il conçoit l’échec comme constructif, nécessaire et surtout fondateur. En effet, «il faut avoir déjà échoué pour savoir qu’on s’en relève: alors autant commencer tôt». Ainsi, il demeure préférable de suivre ses propres envies et passions, quitte à échouer et se réorienter plus tard; rien n’est jamais perdu. Par surcroît, si les échecs rencontrés ne sont pas exploités, ils sont davantage tranchants, car ils exacerbent les remords. Ainsi, un échec construit des bases solides pour l’avenir, le remords en revanche ne fait que ressasser les décisions greffées à jamais dans un passé morne et échu. Il en va de chacun·e de choisir sa préférence.
De la simplicité au cœur de la nature
Face à ce dilemme de vie, la figure du grimpeur est éclairante, car la pratique de l’escalade permet une réelle application du principe socratique «connais- toi toi-même». L’attention est totalement dirigée vers cette philosophie de vie et requiert un recul important face aux valeurs dominantes afin de les dépasser et de contrôler son parcours. Le grimpeur Tommy Caldwell résume les fondements de la discipline à une vie de «plein air et de rejet du matérialisme sournois qui domine notre société […] Je ressentais depuis quelques temps la pression d’une société qui nous incite à aller à l’université, à trouver un bon emploi, à gagner de l’argent. Il me semblait qu’il s’agissait d’un leurre, d’une perspective dénuée de sens. Aucune montagne ne me faisait aussi peur que la pensée de devoir me conformer à de telles normes et de renoncer à la vie d’aventures à laquelle j’aspirais.»
Embrasser une cause plus importante que ses besoins matériels et atteindre la liberté
Ainsi, ce retour aux valeurs plus essentielles permettrait d’être en accord avec l’environnement mais aussi avec ses motivations profondes et son corps. L’harmonie est parfaite entre l’effort physique et le respect de la nature. L’équilibre alors atteint permet d’oublier les préoccupations égoïstes afin de se fondre dans le paysage pour embrasser une cause beaucoup plus importante que ses besoins matériels et ainsi toucher du bout des doigts la liberté.
Loin du regard des autres
Néanmoins, l’être humain étant un animal social, le regard des autres importe beaucoup – trop pour certain·e·s. Ainsi, si l’on souhaite s’émanciper des routines aliénantes, la reconnaissance de soi doit venir de soi-même et non des autres. Le respect du principe d’ipséité permettrait de s’affranchir des pressions externes en exaltant «ce qui fait qu’un être humain est lui-même et non pas autre chose».
La reconnaissance de soi doit venir de soi-même et non des autres
En outre, il s’agit d’affirmer et d’aimer sa singularité, peu importe le contexte, les personnes ou encore la situation. Par exemple, pour un artiste musical, constamment soumis à la critique et aux regards des autres, l’ipséité se dresse comme une arme efficace. Damso, rappeur belge au succès fulgurant, lui consacre une place conséquente dans la globalité de son œuvre. Dans son dernier album sorti récemment, intitulé QALF (Qui Aime Like Follow), il sublime cette conception tout au long du projet. Il l’élève au rang d’une véritable philosophie: une ode à l’indépendance. Dans une interview, il explique que: «QALF, c’est une philosophie, fais ce qui te plaît jusqu’à ce que ça plaise aux autres, fais-toi plaisir, émancipe-toi de tout ce qu’on peut te dire, toi t’aimes, c’est l’essentiel, peut-être qu’à un moment les gens vont kiffer.» Assurément, l’ipséité fracture la conception hégémonique aliénante de notre rapport aux autres et ouvre la porte à l’émancipation libératrice ainsi qu’à L’insoutenable légèreté de l’être. •