Des élections scrutées

© Eden Alves
INTERVIEW • Cette année à travers le monde, la moitié de la population totale a été appelée à voter. Pourtant, les violations des libertés fondamentales se multiplient aux quatre coins du globe. L’auditoire est parti à la rencontre de Nadia Boehlen, porte-parole d’Amnesty International Suisse, pour discuter des violations des droits humains en contexte électoral.
Tout d’abord, pouvez-vous vous présenter à nos lecteur·rice·s?
Je m’appelle Nadia Boehlen, je suis porte-parole d’Amnesty International, qui est un mouvement présent à travers le monde et dont le but est la défense des droits humains: les droits politiques et civils comme la liberté d’expression ou celle de réunion, mais aussi les droits économiques et sociaux comme l’accès à la santé ou à l’éducation.
Pour commencer, pouvez-vous nous dire à quoi ressemblent les violations des droits humains dans le contexte électoral?
Ça dépend du pays observé. Dans un régime déjà illibéral, autoritaire, ou qui présente des déficits de démocratie, on observe généralement une restriction des libertés de manifester, de se rassembler et d’association avec dans les cas les plus graves une poursuite, des disparitions forcées des opposant·e·s ainsi que de leurs proches voire des exécutions extra-judiciaires. Cela a été le cas cette année au Venezuela, où toute une palette répressive a été utilisée; restriction de la liberté de manifester, poursuites disparitions forcées et recours à la torture contre des opposant·e·s, trucage des élections ou encore création d’une application gouvernementale pour dénoncer les personnes ne votant pas pour le président. Israël, qui est sur le papier une démocratie, a dans le cadre de sa guerre à Gaza détérioré la pluralité de la presse et pris des mesures pour diffuser sa propre information sur le conflit en réduisant les voix critiques. Dans les démocraties établies, il y a aussi des atteintes aux libertés et droits fondamentaux. Dans le contexte des législatives françaises, Amnesty a mis en garde contre les discours de haine et des atteintes à la liberté de manifester.
Cet été, l’erreur de calcul de l’AVS a secoué la politique suisse. Est-ce une erreur inquiétante pour les droits humains?
Dans le cas du calcul de l’AVS, cette erreur aurait pu inciter à voter différemment. Il s’agit d’un accident très problématique étant donné l’influence qu’il a pu avoir sur les votes, mais si ça reste un raté ponctuel, sur lequel on fait une enquête sérieuse pour que ça ne se reproduise pas.
Quel rôle joue le numérique, notamment les réseaux sociaux, en contexte électoral?
Le film The Great Hack a montré comment en proposant des contenus ciblés et des recommandations, Facebook a influencé l’élection de Trump en 2016. Aujourd’hui, les partis et personnalités politiques sont obligés d’intégrer ces médias dans leurs stratégies de communication: sur la scène politique française par exemple, Bardella s’expose beaucoup, ce qui lui permet d’atteindre une partie de la jeunesse qui s’identifie à lui.
Quelles sont les répercussions de ces nouveaux usages numériques sur les libertés?
Les réseaux sociaux peuvent être utilisés à la fois pour propager de la désinformation et influencer négativement certaines personnes, mais ils peuvent aussi être un outil pour des campagnes de défense des libertés. On a pu montrer dans plusieurs contextes électoraux que les algorithmes pouvaient avoir des effets très négatifs en façonnant l’opinion ou en contribuant au harcèlement de personnalités politiques. Sur X (anciennement Twitter) par exemple, les campagnes de haine touchent souvent les opposant·e·s aux régimes en place ou/et des personnes issues de groupes minorisés ou des femmes qui, dans le cadre électoral, militent pour leurs droits. La surveillance de masse technologique, en particulier avec les développements récents de la reconnaissance faciale couplée à l’intelligence artificielle, a aussi un impact sur les comportements électoraux et les campagnes que peuvent mener ou non les opposant·e·s: on pourrait potentiellement moins voter, moins manifester si l’on se sait surveilé·e·s. Mais le numérique peut aussi être un catalyseur pour des mouvements en faveur des libertés: on a vu les changements induits par #MeToo, par la grève du climat et le mouvement Black Lives Matter, y compris dans des programmes électoraux qui ont plus pris en compte les revendications de ces différentes mouvances.
Comment faire des réseaux sociaux un outil qui plutôt que les nuire, sert aux libertés?
Tout d’abord, il faut rappeler leur responsabilité aux entreprises qui possèdent ces réseaux sociaux. Amnesty les a alertées à de multiples reprises au sujet de disfonctionnements, des mises à disposition de données, de la nécessité d’améliorer les mécanismes de recours ou de plainte en cas d’abus comme des campagnes de haine. Dans ces cas-là, c’est aux plateformes de mieux réglementer leur secteur. Ensuite, il y a la question de la surveillance de masse assistée par l’intelligence artificielle (IA), à laquelle les gouvernements ne devraient pas recourir car elle enfreint lourdement la protection de la sphère privée tout en empiétant sur la liberté de manifester et de se rassembler. Les technologies de reconnaissance faciale couplées à l’IA devraient par principe être interdites, ou du moins strictement réglementé, par exemple lorsqu’elles sont utilisées dans le cadre d’enquêtes policières.
Et en dehors du numérique?
Beaucoup de facteurs entrent en compte pour qu’une démocratie fonctionne bien. On peut penser à l’éducation: on sait qu’on vote et trie l’information différemment en fonction de notre formation. La liberté de la presse et la possibilité pour les différentes formations politiques et la société civile de s’exprimer et de faire doivent être garanties pour maintenir la qualité du débat démocratique. Tous ces éléments sont interdépendants et leur érosion montre un affaiblissement de certaines composantes démocratiques. Ailleurs, dans des régimes illibéraux, il faut garantir que les opposant·e·s puissent mener des campagnes; en Russie, Navalny est mort en prison pendant sa campagne contre Poutine. C’est un cas emblématique d’un pays où il n’y a quasiment pas de dissidence possible.
On a pu utiliser dans cet entretien le concept de «régime illibéral» pour parler d’états utilisant des outils typiquement démocratiques comme des élections mais en les détournant de manière à nuire aux droits fondamentaux. Que pensez-vous de ce terme? Est-il assez précis?
Si l’on veut vraiment typologiser les États, il faut utiliser les définitions des sciences politiques qui mettent en lumière avec beaucoup plus de précision leur fonctionnement. À Amnesty International, on ne jugera pas un État en fonction de son degré de démocratie, mais on apportera des revendications très précises concernant le catalogue des droits humains. On ne se positionne donc pas sur le type d’état mais sur les violations des droits humains, et sur les améliorations qui devraient être introduites par les candidat·e·s et futurs élu·e·s.
À quoi ressemblent de tels États ?
En Israël, les Palestinien·ne·s ont la nationalité, mais pas la citoyenneté, et le comptage électoral leur donne moins accès au Parlement qu’aux Israëlien·ne·s. À Jérusalem-Est, iels n’ont plus de nationalité, seulement un droit de séjour: on observe des atteintes aux libertés découlant de l’architecture de l’état. Dans un autre registre, depuis les attentats de 2001, on observe dans la plupart des démocraties occidentale des dérives liées à la lutte contre le terrorisme; par exemple, des mesures de privation de la liberté ordonnées par la police de personnes soupçonnées de terrorisme, y compris des mineur·e·s. En Suisse aussi, des mineur·e·s soupçonné·e·s de terrorisme peuvent désormais subir différentes mesures de contrainte : bracelet électronique, interdiction de déplacement ou arrêts domiciliaires. Aucune démocratie n’est prémunie de violer des droits.
D’après une infographie du Courrier International (10.02.24), la moitié de la population mondiale aura été appelée à voter en 2024. On pourrait partir du principe que ça démontre une situation mondiale des droits humains plutôt bonne, mais est-ce que des élections garantissent une démocratie? Est-ce qu’une démocratie garantit la protection des droits fondamentaux ?
Non, pas forcément. Au Venezuela par exemple, on a voté cet été. Les résultats de la votation ont été donnés immédiatement et sans aucune transparence sur le comptage, qui aurait été truqué. Plusieurs pays n’ont pas reconnu l’élection. En Tunisie et en Algérie aussi on a voté, mais les processus électoraux sont entachés par une chasse à l’opposition avec des milliers d’arrestations. Même dans les pays où la démocratie est sous-tendue par des institutions robustes, on observe toujours des violations des droits humains, des acquis qui s’érodent. Aux USA, le droit constitutionnel à l’avortement a été supprimé il y a 2 ans. Parfois on constate aussi des avancées dans certains domaines des droits humains, ainsi on compte de plus en plus de pays qui ont aboli la peine de mort, mais ces droits ne sont jamais acquis.
Quels indicateurs utiliser pour estimer le respect d’un état aux valeurs défendues par Amnesty ?
Un indicateur intéressant pour estimer l’état des libertés d’un pays est le classement de Reporters Sans Frontières sur la liberté de la presse. Israël a beaucoup rétrocédé ces derniers temps, la Russie aussi. Il y a une certaine concomitance entre le degré de liberté de la presse et la prévalence des libertés publiques.Le déroulement des élections est aussi un indicateur de la santé démocratique ou de la santé tout court du pays. Le multipartisme, le fait que les gens et la presse puissent s’exprimer sans censure sur les programmes politiques sont des indicateurs encourageants. Notre rapport aux minorités aussi en dit long sur nos démocraties.
Quelles élections de 2024 inquiètent le plus Amnesty International ?
Les élections présidentielles américaines ont un impact immense: la manière dont se comportent ou ne se comportent pas les États-Unis influe grandement le reste de la planète. C’est un pays qu’on regarde, qu’on imite. Les positions que la nouvelle administration prendra sur certains dossiers internationaux, ou, sur le plan interne, concernant l’accès à la santé, à l’avortement, la réglementation du port des armes, cela impactera grandement les droits humains. C’est une inquiétude qui pourra se transformer de manière plus ou moins positive en fonction du résultat.
En tant qu’organisation apolitique, comment agit-on en contexte électoral?
Une chose c’est l’observation, la documentation des violations contre la dissidence dans les pays où l’alternance politique fonctionne mal : l’appel au respect de la liberté de rassemblement, d’expression et d’association. Les gens doivent pouvoir exercer ces libertés sans craindre des représailles. Dans des démocraties installées, on va tenter d’influer sur les programmes électoraux. Par exemple, aux États-Unis, on a un catalogue de revendications qui sert de boussole aux personnes éligibles. Ce sont des outils qui nous permettent d’agir en contexte électoral sans nous engager pour un·e candidat·e ou un parti.
Qu’est-ce qu’on peut faire nous ?
Aller voter! C’est la première chose à faire, c’est tout bête mais c’est nécessaire. Il faut s’informer sur les enjeux électoraux pour ne pas voter à l’aveugle. On peut s’engager à notre niveau en faveur de droits spécifiques: à la grève du climat, la grève féministe – toutes ces manifestations participent d’une démocratie vivante, influent les parlementaires. On peut s’engager en politique, dans des ONG, on peut écrire, être exemplaire chez soi, dénoncer des violations… Il y a mille manières de s’engager.
Un mot de fin ?
Il ne faut pas considérer les instruments qui font nos démocraties comme acquis. On peut avoir l’impression que chez nous tout va bien et que les gens qui dénoncent des choses sont des rouspéteur·euse·s, pourtant des éléments problématiques existent aussi. Aussi, la manière dont on traite les minorités, par exemple les personnes avec un parcours migratoire en quête de protection, les femmes, les personnes LGBTQIA+ et afro-descendantes, c’est un indicateur de la bonne santé de nos sociétés. Il faut l’observer attentivement et ne pas négliger les atteintes à leurs droits. Et surtout, prendre position lorsque ça se détériore.
Propos recueillis par Eden Alves