Avortement: un droit à la santé (encore) en péril

AVORTEMENT· En mars 2024, la France inscrit le droit à l’interruption volontaire de grossesse dans sa Constitution. Loin d’accorder une telle mesure de portée historique pour l’autodétermination des femmes, comment la Suisse garantit-elle ce droit et son accès? Réponse avec Lucile Quéré, sociologue au Centre en Études Genre de l’Unil.

La Suisse compte un des taux d’interruption volontaire de grossesse les plus bas au monde. En 2022, l’OFS recense environ 11’000 IVG, correspondant à un taux de 6.9 pour mille femmes. Chiffre bien faible en comparaison avec celui de ses voisins européens tels que la France dont le taux s’élève à près de 17 pour mille femmes. Depuis la décriminalisation de l’avortement en 2002, l’on constate une certaine stabilité dans le nombre d’IVG en Suisse. L’instauration de ce que l’on nomme le «régime du délai», c’est-à-dire l’autorisation à mettre un terme à une grossesse dans les premières douze semaines suivant les dernières règles, n’a donc provoqué ni banalisation de cet acte médical ni avortements de confort. Stigmatisation et obstacles restent tout de même bien présents pour les femmes qui souhaitent jouir de ce droit fondamental.

Un parcours semé d’embûches

La Suisse posséderait l’un des meilleurs systèmes de soins au monde. Mais ce système comporte ses torts, notamment en ce qui concerne les coûts très onéreux à débourser pour se soigner. L’accès à l’avortement est également concerné. Le montant d’une interruption volontaire de grossesse qui peut osciller entre 600 et 3000 francs dans le canton de Vaud, est pris en charge par l’assurance maladie obligatoire. Cependant, les remboursements des frais médicaux dépendant de la franchise choisie, devoir interrompre une grossesse non désirée peut devenir une charge financière lourde à porter. Pour mettre un terme à une grossesse non désirée, il existe deux méthodes: la première dite médicamenteuse qui consiste à prendre deux médicaments à près de deux jours d’intervalle. Cette option reste la plus utilisée en Suisse avant la méthode chirurgicale, qui, réservée aux grossesses plus tardives, a lieu sous anesthésie complète ou partielle. Les professionnels de santé insèrent une canule qui vient aspirer le contenu utérin. Cette intervention doit être pratiquée dans un cabinet médical ou un hôpital, ce dernier est astreint à garantir cette prestation médicale. Toutefois, les femmes peuvent se retrouver confrontées au refus de certain·e·s gynécologues de la pratiquer en fonction de leurs convictions personnelles, cela provoque alors délais et attente. Pour Lucile Quéré, les femmes qui souhaitent avorter font aussi face à des commentaires moralisateurs de leur entourage et des professionnel·le·s de santé. L’avortement reste un «acte stigmatisé car l’on perçoit la contraception comme la bonne pratique de régulation des naissances et l’avortement comme la mauvaise». Ainsi, l’IVG est un acte «légal mais perçu comme socialement déviant» selon Lucile Quéré.

Code pénal et loi de santé publique

Légal mais pas dépénalisé. L’IVG reste inscrite au sein du Code pénal suisse qui l’autorise pour autant que la femme invoque une situation de détresse. Après le délai, avorter devient illégal sauf si un avis médical démontre que la femme se trouve dans une situation nuisant à son intégrité physique ou mentale. De fait, la Suisse se positionne à l’encontre des recommandations de l’OMS qui préconise une décriminalisation complète de l’avortement. Afin d’aller dans ce sens, des initiatives et pétition ont été mises sur pied l’année dernière. L’Organisation de santé sexuelle suisse a déposé en janvier 2023 une pétition qui réclamait que l’IVG ne soit plus régulée par le code pénal mais bien par une loi de santé publique. La conseillère nationale verte Léonore Porchet a élaboré une initiative équivalente en mars 2023. Ces deux propositions ont été refusées, le régime du délai jugé très «contraignant» par Lucile Quéré et contraire aux recommandations de l’OMS restera donc en place. Nous sommes donc loin du contexte français de constitutionnalisation de l’IVG, les contraintes de la loi faisant le lit des opposant·e·s à l’avortement.

Le front des antis

En 2021, deux politiciennes UDC et proches des mouvements pro-vie lancent deux initiatives populaires qui souhaitent restreindre le droit à l’IVG. Elles n’ont pas récolté suffisamment de signatures. Toutefois, leurs revendications s’insèrent au sein de la mouvance anti-avortement «en augmentation dans le monde entier, plus structurée et plus professionnalisée qu’auparavant» le déclare Lucile Quéré. En Suisse, différentes associations aux dénominations évasives telles que Mamma ou Prodonna s’avèrent présentes autant sur les réseaux sociaux que dans l’espace public. Afin de diffuser leurs idées, ces groupes utilisent des arguments autour de la santé des femmes. L’IVG serait responsable de provoquer cancer, infertilité et troubles psychologiques. De nombreuses études démontrent qu’un avortement réalisé dans de bonnes conditions et pris en charge correctement ne provoque majoritairement pas d’effets secondaires sur la santé physique et mentale des femmes. Ces prétendus risques sont donc mobilisés par les antis-IVG afin de dissuader les femmes qui y auraient recours. Politiquement, l’abrogation de l’arrêt Roe vs Wade qui garantissait le droit d’avorter sur le territoire états-unien en juin 2022, a donné à ces militant·e·s «un modèle à suivre et une preuve que leurs stratégies anti-avortement peuvent aboutir», analyse la sociologue. Si l’interdiction totale de l’avortement n’est pas encore d’actualité, des deux côtés de l’Atlantique, les militant·e·s continueront de lutter pour limiter ce droit en espérant y parvenir dans un futur proche. Ce droit fondamental pour l’émancipation des femmes, semble donc véritablement en péril et ce d’autant plus qu’au sein des mouvements féministes suisses, «il n’y a pas de mobilisations massives sur des questions d’IVG», déclare la chercheuse. Selon cette dernière, l’idée selon laquelle le droit à l’avortement est acquis perdure encore dans les mentalités. Il semble alors nécessaire de saisir à quel point ce droit est fragile et menacé, afin que jamais plus aucune femme ne doive accepter une grossesse non désirée ou ne meurt des suites d’un avortement.

Camille Marteil

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