À Harvard, le conflit ne faiblit pas

MANIF • Des actions militantes quasi quotidiennes, des débordements, une direction en mauvaise position et des pressions externes: la récente intensification du conflit israélo-palestinien a de fortes répercussions sur les campus américains. Retour sur les événements vécus à l’Université Harvard avec l’éclairage de Cyrus Schayegh, professeur à l’Institut des hautes études internationales et du développement (IHEID) de Genève et auteur du livre The Middle East and the Making of the Modern World (non traduit).

À coups de déclarations, d’actions-choc, de manifestations ou de conférences, deux réalités alternent sur le campus d’Harvard depuis l’escalade du conflit israélo-palestinien du samedi 7 octobre. Les partisan·e·s des causes israélienne et palestinienne se succèdent pour occuper les places symboliques de l’université: vendredi 3 novembre, une table de festin dépeuplée, dressée au nom d’Israélien·ne·s kidnappé·e·s, traverse la cour de la bibliothèque Widener. Sur le dos de chaque chaise, une affiche montre le nom, l’âge, l’origine et une photographie des kidnappé·e·s; un QR-code invite à signer une pétition demandant une «intervention immédiate des Nations Unies et de la communauté internationale pour libérer [les otages]».

Une table de festin dressée au nom d’Israélien·ne·s kidnappé·e·s traverse une cour

Mardi 7 novembre, un homme portant un keffieh, une coiffe traditionnelle devenue un symbole pro-palestinien, énumère les noms et âges des Palestinien·ne·s mort·e·s depuis le début de la riposte israélienne, devant un panneau appelant à «arrêter le génocide à Gaza». D’autres invitent les passant·e·s à écrire ces noms sur un long drap blanc. Si la plupart de ces actions, respectivement organisées par Harvard Hillel, l’association représentant les Juif·ve·s du campus, et le Harvard Palestine Solidarity Committee (PSC), se déroulent pacifiquement, elles ont aussi engendré des confrontations. Ainsi, une enquête menée par le FBI et la police d’Harvard portant sur un accrochage survenu le mercredi 18 octobre, lors d’un die-in (manifestation où les protestataires simulent la mort) organisé par le PSC à la Harvard Business School, est toujours en cours. Une vidéo rapportant la scène montre un étudiant, identifié par le journal The Harvard Crimson comme israélien, circuler au milieu des manifestant·e·s en filmant leurs visages, et refuser d’être évacué par les personnes en charge de la sécurité.

Manifestation organisée par le PSC sur les escaliers menant à la bibliothèque Widener, pour demander un cessez-le-feu. Le drap blanc au pied des marches contient les noms des palestinien·ne·s mort·e·s depuis le 7 octobre 2023.

Un drap blanc énumère les noms des Palestinien·ne·s mort·e·s depuis le début de la riposte israélienne

Cette scène rappelle un incident similaire survenu une semaine plus tôt, dont les proportions ont largement dépassé les murs d’Harvard.

Un mois de conflit

À l’origine de ce premier incident, une lettre, qui a polarisé la communauté estudiantine américaine. Le 7 octobre, presque immédiatement après l’attaque du Hamas (et avant la riposte israélienne), trente-quatre associations affiliées à l’Université Harvard signent une déclaration publiée par le PSC, qui désigne le régime israélien comme «entièrement responsable du déroulement de toute violence» et précise que «le régime d’apartheid est le seul à blâmer». Lawrence H. Summers, un ancien président d’Harvard, réagit deux jours plus tard et reproche à la direction de l’université de ne pas avoir dénoncé la déclaration. Le soir même, la présidente actuelle, Claudine Gay, envoie un email affirmant le soutien de l’université à «sa communauté», qu’elle définit comme celle de tou·te·s les membres d’Harvard. Le 10 octobre, la présidente, intronisée le 1er juillet dernier, précise dans un communiqué: «Alors que les événements de ces derniers jours continuent de se répercuter, il ne fait aucun doute que je condamne les atrocités terroristes perpétrées par le Hamas. […] Si nos étudiant·e·s ont le droit de s’exprimer en leur nom propre, aucun groupe d’étudiant·e·s – pas même 30 – ne parle au nom de l’Université d’Harvard ou de ses dirigeant·e·s». Le 11 octobre, de nouvelles réactions à la déclaration du PSC donnent une autre dimension au conflit: le groupe conservateur et climatosceptique Accuracy in Media fait circuler un camion arborant le slogan «Harvard’s leading antisemites (Les antisémites principaux d’Harvard)» aux abords du campus principal de l’université. Des photographies des étudiant·e·s affilié·e·s aux associations signataires de la déclaration sont aussi affichées. En parallèle, plusieurs sites internet sont créés pour afficher leurs noms et affiliations universitaires, dans l’objectif de créer une liste noire. L’une des pages est ainsi nommée College Terror List, a Helpful Guide for Employers (Liste des terroristes de l’université, un guide utile pour les employeur·euse·s). Dans un article daté du 18 octobre, The New York Times précise que la demande aurait été émise par des cadres de Wall Street. Après ces événements, neuf des trente-quatre associations signataires se désolidarisent de la déclaration. En parallèle, Harvard Hillel et le PSC organisent chacun de leur côté des manifestations, des séances d’information sur la situation au Proche-Orient, et des veillées en mémoire des victimes. Les deux associations exhortent aussi l’université à assurer la protection de leur communauté respective. Un contrôle systématique des cartes d’étudiant·e·s est alors instauré à l’entrée d’Harvard Yard, où sont situés plusieurs complexes de logements étudiants, et le bâtiment d’Harvard Hillel est placé temporairement sous surveillance policière. Contactés, le PSC et l’Université d’Harvard n’ont pas donné suite aux sollicitations de L’auditoire, et Jacob Miller, le président d’Harvard Hillel, a décliné une demande d’interview. Sur sa page Instagram, le PSC recommande à ses membres d’éviter tout contact avec les médias.

Une situation propre aux États-Unis

Les incidents ne sont pas propres à Harvard: des conflits similaires se sont aussi développés dans les universités de Princeton, Stanford ou Columbia, parmi d’autres. Des manifestations avaient aussi déjà eu lieu en 2014, lors de la guerre de Gaza.

Des conflits similaires se sont développés dans les universités de Princeton, Stanford ou Columbia

Pour Cyrus Schayegh, professeur à l’Institut des hautes études internationales et du développement (IHEID) à Genève, quatre facteurs expliquent la résonance particulière du conflit israélo-palestinien dans les campus américains: «Premièrement, Israël et le sionisme ont une part bien plus centrale dans l’identité culturelle américaine qu’européenne. La communauté juive américaine a montré un soutien total à Israël, qui est pour elle un pays représentant la terre promise. La population arabe est aussi beaucoup moins présente aux États-Unis qu’en Europe, du fait des différentes vagues de colonisation. Ensuite, Israël a joué un rôle crucial dans la politique étrangère des États-Unis au Moyen-Orient, et vice-versa. Cela a engendré une étroite collaboration. Les deux dernières causes sont très corrélées: dès les années 1950 – 1960, les Juif·ve·s ont été de plus en plus accepté·e·s et considéré·e·s comme égaux·ales aux personnes blanches aux États-Unis, ce qui leur a donné beaucoup de visibilité. Les mouvements sociaux de libération des Noir·e·s et non-Blanc·he·s apparus ces dix dernières années aux États-Unis ont changé la donne. Le fait que les Juif·ve·s soient considéré·e·s au même titre que des personnes blanches les a associé·e·s dans la problématique de la décolonisation. C’est d’ailleurs à ce moment-là, dès les années 1960, que les Juif·ve·s ont gagné beaucoup de visibilité dans la vie économique, académique ou culturelle; cela a contribué à la création de théories complotistes, comme celle d’une conspiration juive.

«Israël est un problème de politique interne, et non simplement extérieure, aux États-Unis»

Cyrus Schayegh, professeur à l’Institut des hautes études internationales et du développement (IHEID)

Ainsi, Israël est un problème de politique interne, et non simplement extérieure, aux États-Unis».

La direction dans une position intenable

Pour Cyrus Schayegh, «les deux problèmes centraux proviennent du fait que les Juif·ve·s sont considéré·e·s comme des Blanc·he·s, des colons, et qu’Israël se désigne comme démocratique, alors que c’est aussi une puissance coloniale. De plus, le gouvernement américain soutient Israël. Tout ceci contribue à ce qu’Israël et des Juif·ve·s américain·e·s soient vu·e·s de plus en plus comme un mal absolu par la gauche identitaire. Les universités sont entre le marteau et l’enclume: les donors (donateur·ice·s) financier·ère·s sont plutôt conservateur·ice·s alors que les étudiant·e·s veulent qu’elles montrent un soutien total à leur camp de justice sociale». Plusieurs critiques ont ainsi reproché aux universités américaines d’avoir pris position lors de la mort de George Floyd et de la guerre en Ukraine, mais d’être restées muettes sur le conflit israélo-palestinien. «Les universités américaines, surtout privées, ont eu beaucoup de pressions les dix dernières années, leur demandant de prendre position sur les conflits sociaux. Cela a augmenté les attentes. Pour les étudiant·e·s progressistes, Israël est du mauvais côté de l’histoire, mais l’attaque du Hamas, initialement du bon côté, a rendu les choses confuses», précise le professeur de l’IHEID.

«Les soutiens financiers des universités ont coupé leurs fonds pour certains»

Cyrus Schayegh, professeur à l’Institut des hautes études internationales et du développement (IHEID)

L’université a en effet dû composer avec des courants internes contraires: elle s’est notamment officiellement distanciée d’une déclaration de professeurs de la Harvard Divinity School (l’école de théologie) dans une newsletter interne le 11 octobre, qui rappelait que l’attaque du Hamas est survenue après des «décennies d’oppression» d’Israël. Plusieurs départements ont par ailleurs organisé des conférences sur le conflit, dans l’optique d’offrir une perspective académique de ce dernier, telle que celle du vendredi 13 octobre à la Harvard Kennedy School intitulée Hamas and Israel: what happened, what does it mean and what’s next?, dans une salle placée sous haute protection policière. Les pressions sur la direction d’Harvard viennent aussi de l’extérieur: «Les soutiens financiers des universités ont une base bien plus conservatrice et ont coupé leurs fonds pour certains», note Cyrus Schayegh. Des actionnaires de Wall Street ont ainsi arrêté de financer notamment les universités de Pennsylvanie, New York, Stanford et Cornell.

La crise pourrait coûter son poste à Claudine Gay

Pour The Harvard Crimson, l’ampleur de la crise pourrait coûter son poste à Claudine Gay, quelque mois seulement après ses débuts.

Un problème sécuritaire global
Le 27 octobre, la présidente d’Harvard a annoncé la création d’un groupe pour lutter contre l’antisémitisme lors du repas de shabbat organisé par Harvard Hillel, en réponse à l’augmentation des remarques ou actes antisémites. «En se déclarant leur représentant, Israël a pris les Juif·ve·s du monde entier en otage, à cause de sa politique de colonisation; cela pose un problème sécuritaire. Par cette association, les actes d’Israël sont reliés à ceux des Juif·ve·s», analyse Cyrus Schayegh. Un groupe étudiant en particulier, Harvard Jews for Palestine, non reconnu officiellement par l’université, s’active pour lutter contre cette incorporation: hebdomadairement, les représentant·e·s du groupe manifestent de pair avec le PSC pour demander un cessez-le-feu, lors des Keffiyeh Thursday (les jeudis du keffiyeh). Alors qu’Israël continue à bombarder Gaza, les espoirs d’une trêve subsistent à Harvard.

Killian Rigaux, Étudiant en stage à Harvard

Les événements relatés dans cet article s’arrêtent au 13 novembre 2023.

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