Femmes et littérature: Entretien avec Martine Reid

INTERVIEW • A-t-on oublié les femmes auteures de la littérature française? Si les grands écrivains sont étudiés exhaustivement dans les écoles et les universités, ce n’est pas si évident pour les Colette, Georges Sand et Olympe de Gouges de l’histoire littéraire. L’auditoire a rencontré Martine Reid, professeure de littérature à l’Université de Lille et spécialiste des écrits de femmes. L’ouvrage collectif qu’elle a dirigé, Femmes et littérature: Une histoire culturelle, paru en mars dernier aux éditions Gallimard («Folio essais», 2 vol., 1600 p. ill.), fait la somme de toutes les connaissances actuelles concernant les auteures françaises et francophones, du Moyen Âge à nos jours

En mars 2020, vous publiez Femmes et littérature: Une histoire culturelle, un panorama littéraire qui retrace la place qu’ont toujours tenu les femmes dans le monde littéraire depuis le Moyen Âge. Quelle est la genèse de cet ambitieux projet?

C’est en commençant à travailler beaucoup plus systématiquement sur les femmes auteures au XIXe siècle que j’ai remarqué qu’il n’existait pas de synthèse générale concernant leur place dans la vie littéraire, leur production et leur réception. Il existe quelques ouvrages intéressants en anglais, mais qui constituent des synthèses trop brèves et non traduites en français. J’ai donc pensé qu’une synthèse beaucoup plus ambitieuse était souhaitable, avec 200 ou 300 pages par siècle, qui ferait la somme de toutes les connaissances que nous avons aujourd’hui. De mon point de vue, il était absolument nécessaire que des Anglaises et des Américaines participent à ce projet, car c’est le domaine anglo-saxon qui a de loin été le plus actif dans la recherche sur les femmes auteures depuis plusieurs décennies maintenant. J’ai donc mis sur pied une équipe, rencontré un éditeur – en l’occurrence un éditeur de sciences humaines chez Gallimard, qui a été tout à fait favorable au projet – et nous avons commencé à travailler. Cela a pris plus de temps que prévu car nous nous sommes toutes individuellement heurtées au manque d’informations concernant les différents sujets que nous souhaitions traiter. Il a fallu faire des recherches considérables pour recueillir les informations que nous souhaitions inclure dans nos parties respectives. Le travail a duré trois ans, suivi d’un an et demi de relectures diverses, en plus de la traduction des parties des trois collègues américaines et la vérification de toutes les informations.

Dans votre ouvrage Des Femmes en littérature (2010), vous dites que jusqu’aux années 1980, les femmes ont été minoritaires dans la littérature. Comment expliquer cela?

Je pense qu’il y a deux facteurs essentiels sur lesquels mes collègues et moi sommes nécessairement revenues. Le premier, c’est la question de l’éducation. En effet, l’activité littéraire, depuis le XIIIe siècle jusqu’aux années 1980, demandait des connaissances très solides en littérature – et pendant des siècles, des connaissances en littératures grecque et latine, étrangères, etc. Si les femmes ont très peu ou pas d’éducation, elles sont par la force des choses tenues à l’écart de la littérature. Les premières auteures du Moyen Âge sont des exceptions. Etant des princesses ou des femmes de la cour, elles ont parfois eu l’occasion de recevoir une éducation particulièrement soignée. C’est pour cela que les auteures ont longtemps été, et le sont encore au XIXe siècle, principalement des bourgeoises et des aristocrates, à quelques rares exceptions près. Il y a donc d’abord le facteur de l’éducation. Dans un deuxième temps, il y a la question de ce qu’on peut appeler «l’imaginaire de la littérature.» Dès le Moyen Âge, on tient un discours négatif à l’endroit des femmes qui sont savantes d’une quelque manière, qui sont instruites et qui écrivent. Ce discours-là a un effet tellement puissant par moments que l’on se demande comment il y a jamais eu une femme pour oser publier quelque texte que ce soit! On retrouve là une manière de les rendre silencieuses, comme Michelle Perrot l’avait déjà fait valoir pour l’histoire: elle qui parle des Silences de l’histoire. La société française, et même des pays limitrophes ou de l’étranger, a considéré pendant des siècles que les femmes n’avaient pas à être savantes, n’avaient pas à écrire et à publier, n’avaient pas à se rendre célèbres de quelque manière. Elles devaient être discrètes. L’ensemble des discours tenus, discours religieux, moral et social, invitent les femmes à ne pas écrire. A partir des années 1980, grâce notamment aux mouvements féministes, qui s’occupent aussi de littérature (certaines de ces féministes sont elles-mêmes des écrivaines confirmées), les choses ont peu à peu changé, pour se trouver considérablement transformées aujourd’hui. Une telle situation a été bien expliquée par Delphine Naudier, qui, dans notre ouvrage, a travaillé sur la «décennie féministe». Assurément, cela a été très bénéfique pour la littérature, même si un certain nombre d’écrivaines n’ont pas souhaité se déclarer féministes ou adhérer à des visions très radicales et contestataires de la société, ce qui s’est d’ailleurs observé dès le début de ces mouvements.

Et dans l’histoire littéraire? Comment expliquer que les femmes aient été les grandes absentes du discours et du canon littéraire français?

De mon point de vue, il y a une sorte de double mouvement. D’un côté, elles n’ont pas été oubliées, elles n’ont pas été effacées. Par exemple, les œuvres de femmes du XVIIIe siècle continuent à être publiées au XIXe siècle. C’est tout à fait possible pour qui veut s’instruire sur les œuvres de femmes du 18e siècle de le faire; les textes de ces auteures sont disponibles. Il y a des anthologies, même si elles sont beaucoup moins connues que les auteures du XVIIe siècle, Lafayette, Scudéry et autres. D’une part, elles sont là, on en parle encore, on les lit encore. De l’autre, il y a le discours institutionnel, universitaire, qui va tenir sur les femmes en littérature des propos de plus en plus limités. Un tel mouvement s’observe au début du XIXe siècle et culmine avec l’ouvrage de Gustave Lanson, qui date de 1895, Histoire de la littérature française. Il constitue à la fois le début et la fin d’un mouvement qui va s’employer à montrer que de temps en temps, il y a eu en littérature une femme exceptionnelle mais que dans l’ensemble, il y a eu et il y a des auteurs masculins. Au moment où Lanson a publié son ouvrage, les femmes du début du XIXe , celles du XVIIIe , du XVIIe , du XVIe siècle étaient encore très connues. C’est lui qui a décidé de tenir un discours qui aura ensuite un poids et un impact absolument considérables.

« L’ouvrage de Gustave Lanson, Histoire de la littérature français, est responsable de la vision très masculine de la littérature que nous avons encore aujourd’hui. »

Il est donc directement responsable de cette vision très masculine de la littérature que nous avons encore, collectivement aujourd’hui. Politiquement, c’est très cohérent. En France, à ce moment-là, on est dans la troisième République, qui va prendre pour modèle la révolution française et opérer exactement de la même manière, c’est-à-dire en écartant les femmes de la vie publique (je renvoie sur ce point aux travaux de Geneviève Fraisse, notamment à Muse de la raison). Tout d’abord, je n’avais pas compris que toutes ces auteures n’étaient en réalité pas oubliées à l’époque; en travaillant sur la réception de leurs œuvres, j’ai mieux cerné le parti-pris de Lanson. Sa position est cohérente, politiquement et d’un point de vue institutionnel: il décide de tenir un discours de 1’200 pages qui met en place une lecture de la littérature française où il n’y a quasiment pas de femmes, et qui a ensuite été répétée à l’infini. C’est une grille de lecture qui n’a, depuis, guère été questionnée et c’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles les résistances en France à l’égard des femmes auteures demeurent très grandes.

Diplômée de Yale University, vous avez pu constater une différence de traitement des écrits de femmes entre le domaine académique français et le domaine anglo-saxon, qui semble avoir une longueur d’avance. Pourquoi une telle résistance du côté français?

Je dirais, après bien d’autres, qu’en effet, le monde anglo-saxon a une longueur d’avance. Depuis les années 1970, soit depuis un demi-siècle déjà, on s’est intéressé à élargir la notion de «canon» autant qu’il était possible, et ce de deux manières. D’abord, en élargissant considérablement la place des œuvres de femmes dans l’enseignement, en se préoccupant de l’état de l’édition de leurs textes, en en faisant l’objet d’ouvrages critiques, en s’interrogeant sur la manière de les enseigner, etc. De l’autre, on a ouvert le «canon» du côté de ce qu’on appelle désormais les francophonies. Le monde universitaire anglo-saxon s’est de plus montré, et ça n’a jamais été le cas en France, très réceptif au discours féministe.

« Le monde universitaire anglo-saxon a une longueur d’avance. »

Je crois que le premier département de Women’s studies apparaît en 1964 à l’Université de Cornell. En France, évidemment, c’est inimaginable, notamment parce que le fonctionnement du monde universitaire est extrêmement rigide. Quand on étudie la littérature, on étudie uniquement la littérature – française, bien entendu (les choses ont, un peu, changé aujourd’hui du fait de différents parcours amenant à des formations moins cohérentes). Aucun des hommes qui formaient le corps enseignant d’alors (qui demeure encore aujourd’hui majoritairement masculin au niveau des professeur·e·s) n’a jamais imaginé de faire entrer le féminisme à l’université et d’en peser les arguments en littérature. En France, pourtant, dans les années 1970, il y a eu une très grande créativité notamment dans le domaine de la théorie littéraire. Les années 1960-1970 tout particulièrement ont constitué un très grand moment pour l’avancée de la théorie, et même encore les années 1980. Il semble bien que la théorie a en quelque sorte bloqué l’entrée des questions féministes et francophones dans l’enseignement universitaire, avant que l’histoire littéraire et de nouvelles pratiques néopositivistes ne prennent le relais. Les théoriciens de la littérature n’ont travaillé que sur les grands auteurs masculins. Ils ont imaginé des manières tout à fait intéressantes de penser la littérature, mais force est de constater que tous les modèles ont été réalisés par Barthes, mais aussi par Todorov, Greimas ou Genette, l’ont été à partir des grands auteurs masculins. Aucun de ces théoriciens ne s’est jamais demandé pourquoi il travaillait sur Balzac, Flaubert, Zola ou Proust. Je pense, pour le dire ici de manière très schématique, que la modernité et l’inventivité sont, en France, passé par la théorie, alors que dans le domaine anglo-saxon, on s’est montré plus attentif, non seulement à la théorie venue de France, mais aussi aux questions qui relevaient des questions féministes, d’ordre colonial et post-colonial ainsi que tout ce qui relève des francophonies. Vues plus ouvertes, moins soucieuses sans doute de cohérence et de maîtrise. Ce sont les collègues américaines qui ont commencé à republier, afin de pouvoir les enseigner, des textes d’auteures françaises et francophones indisponibles en France, à l’exception de quelques rééditions aux Editions des femmes. Quand j’ai créé ma petite série «Femmes de lettres» en «Folio 2 €», j’ai rappelé cette situation à l’éditeur.

Quels sont, selon vous, les moyens pour cesser de faire des œuvres des femmes une catégorie marginale, notamment dans l’enseignement?

Il faut «genrer» l’enseignement de la littérature sous tous ces aspects et dans toutes ses manifestations, ce qui veut notamment dire qu’il faut cesser de faire des cours consacrés aux femmes auteures. Il y a des femmes en littérature, on en a désormais une idée très précise, il y a des sources d’informations multiples sur le sujet. Si l’on ne prend que notre ouvrage, mes collègues et moi avons proposé des dizaines de pages de bibliographie pour chaque siècle traité. Les textes deviennent progressivement disponibles, d’autres sont disponibles en ligne; par conséquent il n’est pas du tout impossible d’enseigner des textes de femmes, même si de sérieux progrès restent à faire, dont les éditrices et éditeurs ont désormais lieux de conscience. Il faut essayer de convaincre les collègues et la direction des départements de littérature française ou francophone, voire dans d’autres langues, que ce problème doit être pris au point de départ. Ne pas seulement se dire qu’on va ajouter quelques cours sur les femmes et leurs œuvres, mais équilibrer relativement bien les textes dans chacun des cours.

« Il faut relativement bien équilibrer les textes dans chacun des cours. »

Les femmes sont minoritaires, soit, mais quand on fait un cours de poésie et qu’on prend cinq poètes, il faudrait au moins qu’il y ait une ou deux femmes. Je pense que c’est cela qu’il faut faire, que d’entrée de jeu ce soit la condition. Isoler dans des corpus de femmes des cours sur les femmes auteures, c’est une tactique, mais elle doit être provisoire. Il n’y a en réalité qu’un seul discours à tenir à cet égard, et on s’étonne qu’il faille le répéter aujourd’hui encore: le champ littéraire est composé d’œuvres d’hommes et de femmes, il faut les considérer ensemble, et peser les conséquences de cette situation sur les corpus masculins comme féminins. C’est cela que j’appelle «genrer» l’enseignement pour ce qui est des corpus. Viennent ensuite des questions plus difficiles, mais dont nous avons jeté les bases avec notre travail, celles qui consistent à reconsidérer l’ensemble des outils utilisés pour commenter et penser correctement les œuvres et les pratiques littéraires, outils qui ont été constitués pour les œuvres écrites par des hommes. Comment redonner aux auteures une juste place dans le domaine littéraire? Concernant le milieu littéraire actuel, c’est plus difficile. En réalité, il n’y a pas de milieu unifié, c’est un ensemble de démarches locales, ponctuelles, liées à des enseignantes, en petit nombre. Les mouvements féministes récents, #MeToo et autres, ont néanmoins fait bouger les choses très vite et étonnamment fort, je trouve. En tout cas, tout le monde y est désormais très attentif, que ce soit les interlocutrices des maisons d’édition que je fréquente ou les quelques journalistes que je connais, hommes et femmes. Et ça, c’est vraiment nouveau. Le milieu universitaire français demeure dans l’ensemble extrêmement rigide, mais à l’extérieur, les choses commencent à bouger, et c’est sur cela qu’il faut compter, puisque dans les universités, la surdité ou l’indifférence à ces questions est encore très largement répandue. Mais, ce qui m’a rassurée, c’est que ce n’est pas le cas chez les étudiant·e·s. J’ai vu le public des études litéraires changer. Désormais, ce sont les étudiant·e·s qui réclament des œuvres d’auteures, des questionnements sur le genre… La révolution, on peut le penser, viendra non pas des enseignements, mais des étudiant·e·s!

Pour terminer, dans cette démarche de révalorisation, pouvez-vous nous parler d’une auteure que vous affectionnez particulièrement?

Il y en a beaucoup que j’affectionne, mais c’est sans doute Colette, mieux encore que George Sand, que je nommerais en premier, parce que je pense qu’elle a vraiment fait bouger les questions de genre. Les textes de Colette sont extrêmement ingénieux; certes il y a des interrogations très fines à ce propos chez Georges Sand (dans sa pièce de théâtre Gabriel, par exemple), mais chez Colette, la question de la «norme» est interrogée, défaite, reformulée d’une façon extrêmement neuve et inventive. Colette est volontiers considérée comme une écrivaine pour les écoles, ce qui n’est pas mérité du tout: son œuvre est complexe, très intéressante pour brouiller les frontières entre ce qui relève du masculin et du féminin, de l’hétérosexualité et de l’homosexualité, de l’animal et de l’être humain. Tout cela rend Colette extraordinairement moderne. De temps en temps, je l’enseigne et je me rends compte que les étudiant·e·s ne la connaissent absolument pas. Et pourtant, ses œuvres sont à placer dans les très grandes œuvres du XXe siècle; je n’hésiterais pas à la mettre à côté de Virginia Woolf. Colette a tout pensé, a tout interrogé. Elle n’est pas théoricienne, mais dans ses romans, elle a fait bouger les lignes inlassablement. Donc si vous disposez d’un petit temps de lecture, lisez Colette! •

Propos recueillis par Fanny Cheseaux

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