Mawtini, animer la mémoire

© Tabarak Allah Abbas pour Mawtini
CINÉMA · Première à avoir réalisé un anime suisse, Tabarak Allah Abbas raconte, à travers Mawtini, le combat migratoire de ses parents ayant fui l’Irak dans les années 1990. Son film est un récit mêlant mémoire, esthétique japonaise et imaginaire technologique. Un univers qui a suscité la curiosité de L’auditoire.
En quelques mots, comment te présenterais-tu ?
Moi c’est Tabarak, je suis suissesse d’origine irakienne et j’ai 27 ans. J’ai commencé relativement tard à faire de l’art : c’est à 22 ans, en entrant à la HEAD en cinéma, que j’ai découvert ma passion pour la direction et la réalisation. En arrivant dans ce milieu, je me suis vite rendu compte que je ne partageais pas les mêmes références que mes camarades. J’ai grandi avec mes propres références : des films hyper mainstream et surtout des animes japonais. À cause de cela j’ai reçu pas mal de critiques mais j’ai toujours assumé mes goûts.
Tu es la première à avoir réalisé un anime suisse. Quelles ont été tes inspis anime ?
Après de longues recherches, officiellement, c’est effectivement le premier anime suisse. Même Heidi a été fait dans des studios japonais. Mes inspirations étaient nombreuses mais les principales ont été les suivantes : Full metal alchimist brotherhood avec l’univers hyper robotique, Bleach, One piece, L’attaque des titans pour les combats. Les décors du film sont inspirés de la vraie vie.
Je voulais faire ressortir de ces thèmes lourds et tristes, un sentiment positif.
Comment est née l’idée de Mawtini ?
Dès mon arrivée à la HEAD, j’ai sur que je voulais que mon projet de diplôme soit un film d’animation sur l’histoire de mes parents. J’ai commencé à en parler avec elles.eux mais ils·elles étaient d’abord très réticent·es. J’ai fini par réussir à les convaincre en disant que c’était un film métaphorique et avant tout un hommage. Je voulais faire ressortir de ces thèmes lourds et tristes, un sentiment positif. C’était pour moi également l’opportunité de prouver qu’avec mes références, je pouvais créer quelque chose.
L’exil est toujours un drame et il est souvent marqué par le silence. Comment cette histoire t’a-t’elle été transmise ?
Certaines anecdotes sortaient de cette manière assez spontanée, au repas de famille. À certains moments, c’était trop douloureux, alors cela sortait sous forme de blague. Je pense que c’était un mécanisme de défense. C’est dans cette même logique que je voulais réaliser un film avec un message positif. Je crois que je ne réalise toujours pas ce que mes parents ont vécu. Ma mère est partie à 27 ans, seule, avec un bébé de 4 mois, pour rejoindre un autre continent. Mon père, lui, espérait encore que la guerre ne commencerait pas, il est donc resté. Deux mois plus tard, les aéroports ont fermé, il a alors dû prendre un bus jusqu’en Jordanie pour pouvoir les rejoindre. J’ai une immense fascination pour mes parents, qui ont tout quitté pour tout reconstruire.
Quel est le pouvoir de l’animation et des animes ?
L’animation te permet une réalisation infinie, c’est magique, tout ce que tu veux faire, tu peux le faire. J’ai choisi le style anime car je voulais toucher un public beaucoup plus jeune. Les animes font partie de la pop culture, j’ai voulu prendre ces cartes pour parler de la colonisation de l’Irak par les États-Unis.
Pourquoi avoir choisi des robots tueurs comme métaphore ? Qu’incarnent-ils pour toi ?
Je voulais représenter des militaires colons, en d’autres mots : les soldats américains. Dans le film, ils sont les seuls à parler en anglais avec un fort accent américain alors que tout le monde parle l’arabe. Je voulais même mettre le drapeau des États-Unis mais on m’a conseillé de ne pas rentrer dans des combats politiques. Alors que les Irakien·nes sont des cyborgs à moitié humains, les robots sont des machines à tuer, sans aucune humanité et sans émotion. Je voulais inverser les rôles et mettre fin à l’apologie des soldats américains, trop souvent vus comme les sauveurs du monde et de la démocratie. Il est vrai que la politique de Saddam a fait beaucoup de dégâts, mais ce que les Américain·es ont amené, c’était pire.
Il fallait inverser les rôles et mettre fin à l’apologie des soldats américains.
Qu’est-ce que le titre Mawtini évoque chez toi ?
Mawtini signifie « ma patrie ». L’Irak, c’est ma patrie, même si avant le film je n’y étais jamais allée. Je pense que pour toute la diaspora irakienne ce « ma » te donne la possession. Mawtini c’est aussi le titre d’un poème palestinien écrit dans les années 40. Il a été repris par tout le Moyen-Orient dans les chants de révolte des années 60. Après la chute du pouvoir de Saddam Hussein, en 2003, l’Irak a repris le poème comme hymne national.
Ton film a reçu plusieurs prix et beaucoup d’éloges. Comment vis-tu ce succès ?
Je n’ai rien compris à ma life. On a gagné le prix de Visions du réel, je ne réalise pas, c’est incroyable. Le film a été sélectionné au Brésil et a gagné le prix- on a aussi reçu un prix à Varsovie, ce qui a rendu le film éligible aux Oscars 2026, c’est fou !
C’est à travers la fierté de mes parents que le film est un succès.
Je pense que mes parents se sont rendu compte que c’était une lettre d’hommage. C’était important pour moi de mettre la voix de ma mère à la fin pour montrer que c’était fictionnel, mais basé sur une histoire vraie.
Qu’est-ce qui t’attend après Mawtini ?
Je suis en train de réaliser mon premier long métrage avec ma boite de production. J’ai un projet de série documentaire sur l’émergence des sports de combats en Europe et je vais tourner à Tunis pour un projet avec la Biennale. Je remercie Dieu tous les jours de ne pas avoir la page blanche, c’est cette hyperactivité qui me permet de tenir le cap.
Propos recueillis par Sarah Pfitzmann
Instagram de l’artiste : @tabusedubail