Un retour au fascisme?

© Stefanie Prezioso
ENTRETIEN · Du salut nazi d’Elon Musk à l’investiture de Donald Trump, en passant par le retour des valeurs «traditionnelles» et la montée de l’extrême droite, le fascisme semble à nouveau débordant d’actualité. L’auditoire rencontre Stefanie Prezioso, spécialiste du fascisme et de l’antifascisme et professeure d’histoire à l’Université de Lausanne, pour analyser ce phénomène.
Qu’est-ce que le fascisme? Quels en sont les éléments fondamentaux?
Depuis son apparition au 20e siècle, le fascisme a donné lieu à des interprétations diverses privilégiant tel ou tel aspect constitutif ou pensé comme prédominant. Si on devait en donner une «formule de poche» on pourrait dire que le fascisme est un mouvement politique de droite extrême qui trouve sa pleine expression en Italie et en Allemagne dans les années 1920, 1930 et 1940, violemment antimarxiste, impérialiste, raciste, il entend détruire les droits et les libertés démocratiques, et se fonde sur le rejet de l’égalité, la stigmatisation des plus faibles et l’offensive contre les femmes; il utilise la violence, la terreur, mais aussi l’embrigadement pour imposer une nouvelle hiérarchie entre les êtres humains. Pourtant, certains de ces traits se retrouvent aussi dans d’autres systèmes autoritaires, ce qui complique sa définition. L’antifasciste italien Angelo Tasca affirmait en 1938 que «définir le fascisme, c’est en faire l’histoire»; et je pense que c’est dans cette direction qu’il faut aller.
Selon vous, le concept de fascisme est-il pertinent pour analyser les dérives autoritaires actuelles?
Comme l’historien étatsunien Robert O. Paxton, je pense que c’est un mot qui génère plus de chaleur que de lumière. Pour certain·e·s son usage est contre-productif car il brouille la nouveauté des phénomènes politiques actuels; pour d’autres, il est essentiel parce qu’il offre un cadre prescriptif. Il y a des éléments de continuité historique évident avec le fascisme, mais ce dernier avait des éléments de continuité évident avec la droite réactionnaire nationaliste du 19e siècle. A la fois, cependant, ce que l’on pourrait appeler le «ventre» de certains de ces mouvements est constitué par des personnes qui se rattachent ouvertement au nazisme et au fascisme (symboles, gestes, habillements etc.).
Quelles sont les différences et similitudes entre le fascisme du 20e siècle et les extrêmes droites actuelles?
Elles partagent avec le fascisme historique le nationalisme, le racisme, l’antisémitisme, l’islamophobie, l’impérialisme, l’homo/lesbophobie, l’autoritarisme, l’antimarxisme; elles entendent détruire les droits et les libertés fondamentales mais aussi les syndicats et plus largement les mouvements sociaux, elles mènent une offensive contre les droits des femmes et désignent des boucs émissaires.
Ce rejet de l’autre s’accompagne d’un discours identitaire excluant, qui vise à légitimer des politiques autoritaires en prétendant défendre une nation menacée.
Dans ce sens, les stratégies discursives et électorales de figures comme Donald Trump, Giorgia Meloni ou Javier Milei s’apparentent à celles utilisées par Mussolini ou Hitler.
Le dernier ouvrage d’Olivier Mannoni intitulé «Coulée brune» le montre. Leurs conditions d’émergence sont également analogues: crise économique et sociale de longue durée, crise des formes de représentation et y compris de la légitimité des partis politiques traditionnels, pertes de repères et crise morale. Mais le contexte aujourd’hui est très différent. Parmi les différences majeures, citons leur rapport à l’État. Le fascisme historique prônait un renforcement de l’État. L’extrême droite actuelle est ultralibérale et veut un État réduit à ses fonctions régaliennes. Javier Milei brandit une tronçonneuse comme symbole de la destruction des services publics, tandis qu’Elon Musk incarne une vision libertarienne où l’État est perçu comme un obstacle au développement du capitalisme; et à la fois jamais l’État n’a été autant sollicité pour sauver le secteur financier.
Quelle est la place du mouvement de masse dans les extrêmes droites actuelles?
Le fascisme s’appuyait sur des mouvements de masse, organisés autour d’une idéologie et structurés par des organisations paramilitaires (comme les SA en Allemagne ou les Chemises noires en Italie). Leur objectif était notamment de détruire les organisations du mouvement ouvrier et les mouvements progressistes, à un moment ou celles -ci rassemblaient des millions de membres. Aujourd’hui, la question du mouvement de masse est plus ambiguë. S’il existe des groupes d’extrême droite actifs et violents, ils ne sont pas centralisés du moins pour le moment comme la force armée spécifique de l’un ou de l’autre de ces mouvements. Leurs actions sont plus diffuses, souvent relayées par des communautés en ligne. Leur influence se manifeste davantage lors des élections; elles se structurent également dans la guerre culturelle sur les réseaux sociaux et une ignorance culturellement produite. Les extrêmes droites contemporaines adaptent leur discours notamment en exploitant la désinformation et les réseaux sociaux pour asseoir leur influence. Un champ de recherches nouveau sur le tournant de période que nous sommes en train de vivre s’ouvre. L’économiste Cédric Durand a employé un terme séduisant pour le définir: le technoféodalisme. Quoiqu’il en soit, nous avons besoin de nouveaux instruments d’analyse.
Propos recueillis par Lilou Zamora