Suisse coloniale, tabou muséal?
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© Mathieu Bernard-Reymond
ENTRETIEN – Bien que la Suisse n’ait jamais possédé de colonies, elle ne demeure pas neutre de toute implication dans ce système; des objets d’art étrangers garnissent encore les collections de nos musées. Sont-ils tous voués à être restitués? Éclairage avec Claire Brizon, historienne de l’art et muséologue.
En 2017, durant une visite au Bénin, Doris Leuthard, alors présidente de la Confédération, déclarait: «Je suis contente que la Suisse n’ait jamais participé ni à ces histoires d’esclavage, ni à la colonisation». Cela dit, certains biens culturels de nos musées sont les témoins d’une facette méconnue du rôle helvétique durant le contexte colonial. Claire Brizon, chargée de recherche au Musée cantonal d’archéologie et d’histoire de Lausanne (MCAH), examine l’origine des quelque 4’800 objets des «collections coloniales» de l’institution.
La Suisse et le colonialisme
Dès le XVIe siècle, malgré l’absence de politique d’expansion, des Suisses, entrepreneurs ou mercenaires, ont été engagés, sur tous les continents, au sein de corps armés ou diplomatiques, de compagnies marchandes, ou en tant que missionnaires. Nourris, entre autres, par la littérature de voyage, ces individus – souvent cultivés – ont ramené des objets ou des spécimens naturels dans notre pays afin de les exposer à des fins privées ou de les donner à des cabinets, à l’instar de celui de l’Académie de Lausanne, ancêtre du MCAH. Claire Brizon remarque que ces dons peuvent «faire partie d’un plan de carrière pour les personnes qui les rapportent, puisque ces objets sont parfois vus comme des faire-valoir de leur expérience à l’étranger. Certains visent à leur retour une carrière dans la vie publique locale, une intégration dans la bourgeoisie, etc.». Dans une visée universelle, l’acquisition de ces biens permet de collecter un savoir et de connaître les différentes cultures. Cependant, dès la décolonisation des territoires, à partir des années 1950, les communautés ont demandé la restitution d’objets. Sur ce point, la Suisse se montre en avance, car en 1926, le Musée d’ethnographie de Neuchâtel rend au Paraguay une chasuble spoliée quelques années plus tôt.
Des objets achetés… ou volés?
Les biens des collections d’ethnographie qui relèvent de différents usages (quotidien, rituel, etc.) n’ont pas systématiquement été pillés. La Canadienne Ruth Phillips, dans son ouvrage Trading Identities: The Souvenir in Native North American Art from the Northeast, 1700-1900 (paru en 1998), a démontré que le marché des «curiosités» est inscrit dans une économie de traite dès le XVIIe siècle. Des peuples autochtones non asservis avaient donc compris l’intérêt des Européen·ne·s et avaient mis en place des sortes de marchés artisanaux et touristiques. En outre, il arrive que des missionnaires reçoivent des objets «païens» de la part des indigènes qui se convertissent. Comme l’indique Claire Brizon: «à la différence d’un contexte de spoliation nazie, par exemple, où celle-ci faisait partie d’un plan politique, les acquisitions de biens en contextes coloniaux ne relèvent pas toujours de projets de pillage organisés; à l’exemple des objets volés par les Britanniques en 1897 au palais royal de Benin City (capitale de l’ancien royaume du Bénin, située dans le Sud de l’actuel Nigéria, ndlr)». Certains objets issus du pillage du palais se retrouveront ensuite sur le marché de l’art et seront acquis par des Suisse·sse·s en toute connaissance de cause. D’autres objets ont quant à eux été extraits de tombes ou de sites archéologiques, sans accord préalable. «Cela reste des relations asymétriques, avec une suprématie des Européen·ne·s, qui se sont donné le droit de ramasser des choses à des endroits où ils·elles n’auraient pas dû le faire», précise l’historienne de l’art.
Un travail de mémoire
À ce jour, tous les biens non européens ne sont pas destinés à être rendus, car tous n’ont pas de valeur à être réclamés ou n’ont pas été spoliés.
Par ailleurs, Claire Brizon souligne qu’«une restitution, c’est tout un processus humain. L’Europe est confrontée à une sorte d’injonction à rendre les objets, mais il faut pouvoir compter sur des gens pour les recevoir».
Lorsqu’elle réalise des recherches de provenance, Claire Brizon recourt à toutes les sources premières rattachées aux objets, qu’elles soient manuscrites, imprimées, photographiques, iconographiques et orales, afin de recontextualiser l’acquisition. L’objectif est, d’une part, de situer historiquement l’objet et, d’autre part, de l’actualiser, c’est-à-dire de déterminer sa signification ou son utilisation actuelle dans la culture du pays. «J’estime que l’actualisation relève du ressort des personnes concernées», explique la muséologue, co-commissaire, avec Prof. Sherry Farrell-Racette et Dr. Laura Peers, de l’exposition «Autobiographie d’une selle Métis» (jusqu’au 13 avril 2025 au MCAH). Celle-ci met en scène une selle du XIXe siècle qui se raconte, de sa fabrication par l’un des peuples autochtones du Canada à son arrivée en Suisse. Le Musée national suisse de Zurich consacre également une exposition, intitulée: «Colonialisme: une Suisse impliquée» (jusqu’au 19 janvier 2025). Ces travaux, au cœur de l’actualité, ne visent pas à culpabiliser le pays, mais plutôt, selon Claire Brizon, à «reconnaître que les Suisse·sse·s ont participé à la création des Empires». De quoi explorer et mieux comprendre certains aspects occultés de notre passé.
Justin Müller