La Valse éternelle

© Thomas Antille  Romain Toulze, 2ème lauréat du concours littéraire de la Sorge

Paris, hiver 1964. La capitale dort déjà, quelques flocons lévitent encore, les pavés de la Rue de Lappe sont couverts d’une fine pellicule blanche. La lune scintille. À l’angle de la rue, un faible réverbère clignote. Quelques notables au chapeau melon et au visage masqué par une écharpe en laine bravent les températures négatives attendues durant la nuit. Ils vont tous dans la même direction, passant devant la boucherie tenue par un « bougnat », faisant partie de ces Auvergnats qui ont amené dans leur cœur un morceau de leur pays. Ils se ruent ensuite vers le café de la Madeleine qui tous les samedis fait le plein, au son du musette.

Jeanne est de ceux-ci. À 74 ans, elle a toujours connu cette ambiance folklorique, qu’elle aime par-dessus tout. Alors chaque semaine, elle s’y rend lors du bal musette qui y est donné.
Cette semaine-là, cela fait 70 ans qu’elle s’y rend tous les mois, quasiment hebdomadairement. Elle et ses parents étaient dans les premiers à prendre part à ces soirées lorsqu’elles ont été créées. Jeanne sortit sa plus belle robe, une robe pourpre aux dentelles noires sur chaque extrémité. Un collier massif avec des grosses perles de nacre venait cacher son cou. Le chignon était parfait, les boucles d’oreille imposantes. Elle n’avait pas perdu son goût pour la mode.

Le cou recouvert par une écharpe noire, elle presse le pas lorsqu’elle se heurte au froid de la rue, peu chaleureuse, avec ce réverbère qui ne s’arrête pas de s’allumer et de s’éteindre à une cadence de plus en plus lente.

Elle n’habite pas loin du café, aussi est-elle vite arrivée. Devant, quelques ivres tiennent la devanture, ou plutôt la devanture les supporte. Deux autres tirent tour à tour une bouffée d’un cigare incandescent dans cette nuit sombre. Ils rient naïvement, se racontent quelques blagues perverses, à s’en pisser dessus.

Lorsqu’elle passa à côté des deux ivrognes, ils se retournèrent comme pour regarder de plus près une dame d’une beauté admirable. Elle eut envie de leur répondre : « Pfff ! Si vous saviez mon âge espèces de mécréants ! ». Mais elle se retint, poussée par le froid qui étendait son royaume. Les vitres des réverbères étaient cristallisées par le givre, les bancs habituellement d’un vert foncé voyaient leur couleur éclaircie par le gel.

Jeanne s’approche de la porte. Au travers de la vitre embuée, elle distingue déjà l’effervescence qu’il y a à l’intérieur du café. On y voit des verres se lever, des baisers s’échanger, des mains se balader un peu trop facilement sur des jambes et des hanches qui n’étaient pas prêtes à leur ouvrir leurs portes. Plus loin, la piste de danse est déjà bien remplie malgré́ l’heure tôt qu’il est. Au fond, les musiciens jouent sans repos. On distingue un accordéon doré, une musette en peau de chèvre, une batterie tambourinante et une guitare rayée. On entend de dehors l’ambiance de l’intérieur. Les cris, les rires, un bourdonnement mélodieux et la grosse caisse qui cadence les pas des danseurs.

Jeanne enclenche la poignée et ouvre la porte. Une bouffée de chaleur lui gifle la figure. L’écart de température est flagrant. Au même moment, la musique s’arrête, comme si on attendait son entrée. Des acclamations se lèvent en direction de la scène. À l’intérieur, ça pue le tabac froid. Une fumée limpide flotte dans l’air. Le tenancier du bar débouche un Côtes du Rhône 1955, une roulée au coin des lèvres. On entend le bruit si reconnaissable de l’appel à l’ivresse. Les verres trinquent de part et d’autre de la salle, certains mangent les mains pleines de gras, un peu de charcuterie ou un maigre morceau de fromage. Ils tirent grossièrement sur la peau du saucisson pour ne pas l’avaler, pour les plus distingués. Les autres s’en remplissent la bouche, à ne plus pouvoir parler. De l’autre côté, un habitué des lieux frotte inlassablement sur sa chemise tendue par son ventre pour tenter de dissiper une tache de vin rouge qu’il s’est fait sur le cœur.

Jeanne s’avance dans la salle, de tout côté on la salue. Elle est habituée des lieux et elle y est connue. Tout le monde connaît madame, elle a sa table réservée proche du parquet de danse. Chaque semaine, elle appelle pour assurer de sa venue. Elle s’y assoit. Les premières personnes s’en approchent aussitôt : « Madame va bien ? » « La semaine de madame a été bonne ? ». La plupart de ces bougnats, pour se reconnaître dans leurs pairs, parlent le patois. Signe de rattachement à une identité commune, Jeanne en comprend quelques phrasés, mais se trouve impuissante d’en tenir un monologue devant ces chevaliers des mots, avec leurs cuirasses faites de mélodies et pour épées une plume ou un stylo, faisant perdurer cette langue qui se veut perdre.

Puis la musique reprit plus lentement. L’ambiance s’était un brin dissipée.

L’accordéoniste, gouttant de sueur, annonce une valse, criant dans le seul micro érigé au milieu de la scène. Puis après avoir bu une gorgée de rouge, il se rassoit et prépare son instrument. On entend un accord de guitare mal accordée. La cymbale fredonne d’un coup de coude du batteur peu distingué. L’effervescence reprend, les hommes se lèvent en quête de leur partenaire. Certains flanchent déjà sous le poids de l’alcool et décident sagement de se rasseoir. Jeanne est demandée une première fois « Non merci, monsieur ! Mais c’est très aimable de votre part. » Puis un autre, auquel elle lança le même discours, comme s’il était rodé, il en est devenu automatique.

Puis le temps se suspend aux cordes de la guitare. Les danseurs sont en place, pour la plupart, et attendent le soupir de l’accordéon rance, la peinture par endroit écaillée, qui représente à lui seule l’usure du temps. Et celui-ci survient. Un la, accroché et vibrant, qui laisse place à une ritournelle entraînante. Les danseurs se serrent, les mains s’enlacent, les regards se fixent dans la profondeur de l’autre, puis un accord harmonieux, un sol majeur sûrement, annonce le début de la valse. Alors les couples s’élancent, tournant vers la gauche, alignant de petits pas pour correspondre à l’étroitesse du parquet. Au sol est étendu un peu de marc de café qui donne une odeur fortement puante à la salle, mêlée au tabac froid et à la transpiration permanente des hommes à la bedaine, pris par la danse. Et les danseurs tournent, puis tournent, sur eux-mêmes comme sur le parquet. Ça doit être beau, vu d’en haut, cette rosace humaine d’êtres enjoués.

Quand la musique reprend, Jeanne ne peut s’empêcher de lever la tête, et ses souvenirs la giflèrent tendrement, pour lui rappeler ces soixante-dix années passées à fréquenter cet endroit. Juste le temps d’un instant, elle ferme ses yeux et se concentre sur la musique. Certes, les musiciens ont changé, emmenant avec eux leurs cortèges de mélodies et de styles différents, mais la musique de fond est la même.

C’est sûrement un des premiers moments de sa longue existence dont elle peut détailler avec clarté sa mémoire. Elle se souvient être venue là, pour la première fois alors qu’elle avait quatre ans. La texture de la main de son père, chaude et réconfortante, qui serrait la sienne, trop fortement vu l’âge de Jeanne. Le froid de la rue de Lappe, peut-être encore plus saisissant que ce soir. L’ambiance, plus morose, le lieu étant moins connu qu’aujourd’hui. C’était là le seul endroit où elle avait le droit de venir, et seulement jusqu’à 21 heures. Son père était aussi un de ces bougnats, ami du propriétaire, et il tenait à ce que sa fille connaisse ce dont elle est faite, cette culture qu’on ne doit certainement pas oublier, qui ne doit pas périr à l’aune d’esprits trop peu formés à la faire perdurer. C’était sa terre, son monde à lui, ravivé le temps d’un instant dans cet espace reclus.

Ses parents prenaient place toujours à la même table, là où elle siège encore aujourd’hui. Puis, à la première occasion, ils se levaient, allaient au centre du parquet et dansaient, le plus souvent une valse. Et Jeanne, innocente et déjà un brin rêveuse de ces modèles dont elle éprouvera tant d’admiration, les suivait, alignant un pas devant l’autre, oscillant entre les couples qui déjà s’entraînaient dans les confins d’une danse qui leur appartenait, puis s’agrippant à la robe rouge vichy de sa mère qu’elle cueillait au vent. Et elle tournait, non sans mal, mais s’accrochait, parfois tombait, s’emmêlant ces pinceaux peu dociles qui dessinaient une arabesque sur le sol. Et elle se relevait, et saisissait de nouveau ce tissu si fin qu’il lui échappait. Puis elle tournait, puis tournait. Il lui arrivait même des fois de lâcher ses parents, pour se retrouver seule avec elle-même au milieu de la piste. Alors elle valsait, comme une girouette qui voulait indiquer le sens de rotation à adopter. Puis elle se faisait bousculer, par des couples noyés dans leurs pensées et leurs regards. Elle songeait un moment à les blâmer, ou même à pleurer. Mais elle riait puis se relevait et recommençait. Et comme d’habitude sa mère venait la prendre par la main pour l’attirer à l’écart du centre. Elle tendait la main, comme pour montrer un endroit où elle avait pris repère. Puis elle se retournait et dansait avec sa mère, comme si elle volait, suspendue à ses lèvres et à son regard.

Soudain Jeanne revient à son esprit. Elle lève la tête de nouveau, alertée par un bruit inhabituel. Devant elle, deux couples viennent de s’entrechoquer, des novices tournant en sens inverse des autres, qui n’ont pu dévier leur trajectoire avant la collision. Les quatre se mettent à rire joyeusement, se prenant dans les bras pour les femmes, s’accordant une poignée de main franche mais sincère pour les hommes.

L’accordéon inspire ses plus belles notes et chante sans cesse. La musette ne s’arrête pas d’enivrer la pièce de sa mélodie âpre mais prenante, malgré la teinte d’un rouge vif du visage du musicien qui ne cesse de souffler dans ces entrailles pour faire naître un son de cet instrument peu docile. La danse continue, elle semble partie pour durer toute la nuit. Et les danseurs tournent, et ils tournent. En entendent quelques mots lorsqu’ils s’approchent, bien vite noyés dans le vacarme général et la rapidité de leur départ.

Cueilli par la musique et la vue de cette douce cavalcade, un homme maigrement apprêté s’approche de Jeanne. Il porte lourdement un pantalon balbutiant, une chemise jaunâtre et un veston griffé de quelques taches blanchâtres. Un fil arraché pend le long de sa jambe gauche, et un bouton manque au bout de la manche droite. Mais il est d’un visage captivant le regard et ne le lâchant plus. Jeanne le trouve d’une jeunesse éclatante et d’une beauté comme il en est rare. Il s’approche, encore et encore, se demandant sûrement comment approcher cette dame, dont le temps n’avait rien chassé d’une beauté qui faisait pâlir les femmes les plus distinguées. Lorsqu’il lui pose la même éternelle requête, sa réponse franche et expédiée ne parvient à s’immiscer entre les deux. Elle ne voit déjà plus son visage. Elle est partie au-delà de cet homme balbutiant. Elle se perd dans ses yeux bleus, ne pouvant regarder ailleurs. Le jeune homme esquisse un léger sourire, signe de crispation, mais elle ne le voit pas et ne peut répondre à sa détresse visible. Au fond, elle croit voir Pierre, son mari. Et cette idée la figea.

C’était également au milieu de cette piste de danse que tout avait commencé entre elle et celui qui deviendra son mari. Alors qu’elle avait dix-huit ans, ses parents consentirent à la laisser dorénavant dérouler sa vie, dedans ou en dehors de ces bals auxquels pour rien au monde elle se refuserait d’y assister. Ils n’étaient toutefois pas loin d’elle, car eux aussi y venaient souvent, mais à une cadence ralentie quand son père fut malade du poids du travail ingrat qu’il tâchait d’accomplir sans relâche, pour se doter du maigre pécule qui leur permettait de vivre et de passer leurs soirées au Café de Madeleine. Jeanne s’y avançait toute seule, assise à la table familiale, et se laissait souvent tenter des avances d’hommes chaleureux qui lui proposaient une éternelle valse.

Alors qu’elle n’avait que dix-neuf ans, un jeune homme s’avança, répondant au nom de Pierre. Face à sa beauté que Jeanne avait trouvé sans pareil, elle ne put se retenir de lui accorder une valse. Les mains liées, au centre du parquet, l’accordéon soufflait ses premières douceurs. Il était fraîchement arrivé d’Italie et seuls certains surdoués savaient faire jouer leurs mains frivoles sur ces perles de nacre. La musique entraîna les corps et les esprits. Jeanne n’avait jamais vu Pierre auparavant. Le bleu de ses yeux cachait en lui un océan de tendresse, velours dans lequel Jeanne aimerait se languir. Elle se contentait de lui sourire, presque figée par se beauté. Et leurs pieds qui s’entrechoquaient parfois, déplacement en trois temps. Et ils tournaient, puis tournaient. Leurs poitrines se rapprochaient, leurs mains se serraient. Comme si quelque chose d’indescriptible, une chaîne d’amour les liait, un cadenas au cœur en guise de témoin.

Lui revint plusieurs fois au Café.

Elle y était inlassablement installée.

Le reste leur appartient.

Jeanne revient un instant à elle, et finit par refuser l’invitation de ce jeune homme.
Et l’accordéon transpire ses plus douces notes. La batterie ne cesse de battre la mesure et de hacher les envolées suaves de la musette. Les corps tournent encore. Puis le guitariste se met à aligner quelques mots en patois, tâchant de suivre la mélodie avec une symphonie de notes grossières. La valse prend voix et se bat avec le bruit des tables derrière Jeanne qui n’écoutent que peu ce qu’elle a à dire, pour s’intéresser au Cantal et au verre de vin qui rempliront leurs panses.

Jeanne replonge dans ses souvenirs.

Avec Pierre, ils eurent une merveilleuse fille cinq années après leur première valse, puis Jeanne porta jusqu’à ses lèvres le front d’un petit tout deux années après. Elle suspendit un temps ses venues au café, appuyé par la guerre qui mobilisa Pierre et la noya dans des pensées obscures à l’idée de voir son mari arraché par cet ogre funeste.
Il en reviendra, un morceau de chêne faisant office de jambe droite, et la gueule cassée, déchirée, défigurée sous un masque angélique. Fantôme des tranchées. Voile sur l’horreur.

Un temps durant, il se refusa de retourner au café. Il n’acceptait pas d’avoir vu son visage cueilli par cette dame féroce. Jeanne se força de l’aimer, et elle y parvint. Il avait perdu sa peau douce, ses yeux bleus. Il gambergeait, procrastinait seul au fond de son lit. La nuit le réveillait, avec son cortège de souffrances et de tristesse, lui qui pensait être seul au milieu de ces crimes. Il se laissa cueillir un soir par la mort, alors que Jeanne retournait pour la première fois au bal musette, laissée seule avec ses deux merveilles, construisant son monde.

La larme à l’œil, Jeanne se souvient. Elle n’entend soudain plus la musique et le bruit qui se propage autour. Comme devenue sourde de ses souvenirs qui occupent tout son royaume. Un silence assourdissant gage du vacarme silencieux qui se joue dans sa mémoire. Elle revoit sa vie défiler. Son enfance, son amour, sa maternité, sa solitude. Elle se revoit encore et encore, sur cette même piste de danse et à cette même table. La semaine dernière, il y a un mois, cela fait cinq ans, alors qu’elle avait six ans.

Puis la musique revient à elle. Jeanne ne sait que faire ni que penser. Comme perdue au milieu de ce monde d’humanité qui l’encercle, voire l’oppresse. La valse continue, elle reprend sans cesse. Au fond, cela ne fait pas longtemps qu’elle dure mais elle a vu défiler toute une vie, d’amour et de plaisir, au crépuscule d’or qui s’allie à la beauté des notes.

L’accordéon respire, la guitare tremble, la musette expire.
On entre dans la dernière phase de la mélodie, le dernier mouvement, chef-d’œuvre d’une symphonie orchestrée par quatre musiciens ivres d’harmonie et essoufflés d’un jeu engagé à mettre en mouvement les corps et les cœurs.

La cavalcade finale fait s’emballer les danseurs. Les doigts de l’accordéoniste font déferler des octaves jetées en pâture. Un couple monte sur une table et se met à tourner en rond. On appelle ça la toupie. La robe de madame se lève, emportée par le vent. On entend ses talons fins cliqueter sur le chêne de la table vitrifiée. Et ils tournent, emmenés par la musique. On croirait qu’ils vont tomber, mais aucun n’est disposé à faillir. Ils la dansent depuis longtemps, connaissent ses moindres secrets.

La musique semble maintenant connaître tous ceux de Jeanne, tant sa vie n’est finalement qu’une valse éternelle, de mystères et de revirements, de solitude et de rencontres, d’amour et de tristesse. Sa vie pendue au musette comme à un fil, mais son âme cimentée dans ses lieux, elle qui n’a jamais cessé d’y venir.

Là est ce dernier mouvement, dont elle se veut ressembler, une ritournelle avec un dernier souffle de l’accordéon ou un las raisonnement de cymbale. Comme un signe de fin, de disparition de la valse, qui n’appartiendra désormais qu’au papier, où elle dormira, attendant le prochain prince qui viendra la cueillir. Ce dernier mouvement l’inspire. Il vient clouer les dernières notes d’une vie où le riche et l’intense, le triste et le funeste viennent se mélanger pour composer une symphonie utlime, à jamais sempiternelle.

Jeanne n’a qu’une vie. Elle a beau remonter au plus loin qu’elle se souvienne, à sa naissance, à son mariage, à la naissance de ses enfants, aux obsèques de son mari, comme de ses parents, elle n’est pas comme la musique. Personne ne la refera chanter une autre fois lorsqu’elle tirera sa révérence. Elle ne renaîtra pas sous le souffle d’une âme charitable, ne revivra pas sa jeunesse comme on joue sans cesse le premier mouvement d’une mélodie. Elle ne reverra pas son mari ici, au café, ni même à Paris. Au fond, si la musique est éternelle, à condition de savoir la faire vivre, elle aura beau dire et faire, personne ne lui ouvrira les portes de cette même éternité.

Alors elle revient à elle-même avec une interrogation dont malgré son grand âge elle n’avait jamais eu le moindre écho dans ses pensées. Reviendra-t-elle un jour, elle qui a 74 ans, ici, à cette même table, à regarder les autres danser ? Cette question la chagrine, elle qui au fil de la musique vient de voir défiler son existence, comme des danseurs de papier qui peu à peu s’écroulent sous le feu d’une fin prochaine. Elle qui a toujours dansé, jusqu’à cela fait quelques années maintenant, pourra-t-elle encore un jour remonter sur ce parquet, aller au milieu de la piste, là où elle pense encore voir les traces de ses jeunes souliers d’enfants griffant le bois ciré ? Elle ne veut plus attendre. Au fond, il est l’heure de la révérence. Ce dernier mouvement, cette excitation qui n’en démord pas, cette toupie qui ne semble pas s’arrêter sur le guéridon d’en face. Elle aussi veut faire partie de ses propres souvenirs.

Soudain, Jeanne se lève. De toute part, sauf ceux qui ne l’ont pas remarqué, perdus dans les yeux de l’autre ou dans la danse, on fut surpris de ce mouvement si vif. Elle part plus tard, d’habitude, se soucia-t-ou d’un côté. Que fait-elle ? Demanda-t-on de l’autre.

Elle seule le sait.

Elle marche lentement vers le centre de la piste, évitant les corps en mouvement, comme des boules de billard qui s’entrechoquent. On lui tend des mains de tous les côtés, lui demandant de finir cette danse avec elle. Mais elle fait toujours le même signe de la tête. Un non franc et déterminé.

Arrivée au milieu de la piste de danse, elle crut un temps avoir le tournis de tout ce système d’étoiles qui valse autour d’elle. Elle se concentre sur la musique. Des notes douces et suaves, la batterie qui ne cesse de donner la cadence. Puis elle ouvre les bras, comme pour fixer un cadre. Sa tête se penche, alourdie par tous ces souvenirs qui ne veulent en aucun cas se diluer comme l’éthanol dans la chair des spectateurs avachis.

Puis elle s’élance, comme pour chasser des vieux démons et cueillir la paix. Et elle tourne en rond, sans cesse. Et elle tourne. Et elle tourne encore. Elle est seule avec elle-même, mais on dirait que quelqu’un l’enlace tant elle est solide sur elle-même et impliquée dans sa danse.

On se douta que dans son imaginaire, elle ne danse plus toute seule à présent.

Les danseurs s’écartent, on la laisse danser. Plusieurs habitués qui ne l’ont jamais vu comme ça interrompent leurs causeries pour la laisser vivre cette danse. Elle ne cesse de tourner, les dentelles volent au vent, sa robe plisse face à l’air. Ses bras prennent toujours plus d’espace, comme des pinceaux qui dessinent un chef-d’œuvre, ou des ailes prêtes à s’envoler. Cette valse, elle qui l’a tant dansé, elle l’aura vécu une dernière fois.

Elle danse avec ses souvenirs, elle tourne comme l’aiguille de l’horloge à toujours tourné et tourne encore, faisant couler l’eau sous les ponts, fleurir des roses et des épines, entraînant une course effrénée après le temps, qu’on ne rattrape souvent jamais.

Elle occupe désormais tout l’espace, rempli de grâce et vidé de ces danseurs qui ne pensent plus à l’autre, mais à elle, à ses mouvements flottants, à cette étoile qui aligne des enjambées tantôt légères, tantôt pugnaces, caressant le sol avec une vivacité qui appelle à l’admiration.

Puis l’accordéon arrive dans ses dernières envolées lyriques. La musette se calme. L’homme, d’un rouge incandescent, souffle de moins en moins fort.

La fin est proche.

Jeanne ne s’arrête pas. Entre elle et la musique, il n’y a qu’un pas. Personne autour, plus aucun bruit.

Et elle tourne sans cesse.

L’accordéon expire, la batterie tremble une dernière fois.
Dans ces dernières notes, Jeanne s’oublie à elle-même. Son corps, entraîné par la force centrifuge, se relâche, ses jambes flageolent, comme un nouveau-né qui veut donner de la puissance au bas de son corps. En vain.

Elle vacille.

On la sent essoufflée, elle transpire.

Elle est perdue, là où elle a toujours dansé et où elle est inlassablement venue.

Ses bras tombent le long de son corps, qui devient inerte. Puis elle s’avachit, sous le poids des souvenirs.

La batterie ne résonne plus, son cœur éteint.

On entend au fond de la salle, silencieuse, quelques exclamations soudaines et aiguës.

Romain Toulze

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