Dix-sept
© Thomas Antille • Chloé Leresche, 1ère lauréate du concours littéraire de la Sorge
Il regarde, devant lui, les alignées de tombes, qui s’étirent, se croisent, s’entrelacent. Il fait froid, bon sang. Le gravier crisse sous ses pieds, et il prend soin de lire les noms de chaque soldat aux pieds duquel il passe. N’en reconnaît pas une majorité. Des traits flous et des statures incertaines lui reviennent à la lecture de certains prénoms. Ce ne sont peut-être pas les bons ; après tout, des prénoms, ça se partage. Chaque disparu pourrait être quelqu’un avec qui il a partagé son pain, ou juste une forme lointaine qu’il aurait aperçue, s’écroulant et ne se relevant pas. Il ne sait pas laquelle de ces tombes est celle de Paul.
Il tourne en rond, rangée après rangée. Vingt, trente, quarante-six, vingt-huit, trente-trois. Dix- sept, dix-huit. Quand on passe beaucoup de temps ici, on apprend à faire des maths, parce que c’est à peu près tout ce qu’il reste à faire.
Les gens pleuraient beaucoup, au début, mais bientôt, ils se sont éteints à leur tour, et depuis ne viennent plus que les touristes égarés, les passionnés d’histoire, et lui, ultime vieillard, dernier soldat debout sur ce champ de bataille, corps de fantôme, bloqué ici même, huitante-neuf ans mais pourtant dix-sept. Il arpente les allées. Vingt-sept, trente-trois, cinquante-sept, soixante, trente-deux. Quinze : celui-là a menti. Pourquoi ? Il ne se pose même pas la question. Il se refuse à la mémoire, car, s’il est toujours là, s’il ne peut s’en aller, alors il refuse de se laisser sombrer dans la folie. Il voit des ignorants passer, s’apitoyer un peu, regardant les croix blanches, impressionnés par la grandeur du site, vaguement conscient de l’aura qui flotte, vaseuse, collante. Ils regardent quelques noms, font quelques calculs, et partent. Ceux-là sont les meilleurs.
Les guides sont les pires. Certains ne rentrent pas dans les détails, se contentent de balader leur main à la surface de la boue, faisant à peine quelques ridules, tournant en rond selon le même parcours chaque jour. Au début, il restait debout, et il écoutait, ignoré. Il ne pouvait pas le faire avec les historiens dévoués, qui le voyaient, le regardaient droit dans les yeux, avec une pitié poisseuse et inconfortable, et lui demandaient, inquisiteurs : « Qui êtes-vous ? Que vous est-il arrivé ? » ou pire : « Pourquoi êtes-vous encore là ? » Il ne pouvait répondre, sa voix toujours inaudible, mais, quelque part, pourtant, il semblait être compris. À peu près, grossièrement, bloc de pierre informe dont ces historiens parvenaient à couper une statue ; pas parfaite, pas exactement lui, mais des traits libres dans lesquels beaucoup de visages pouvaient se caler. On n’a jamais entendu sa réponse à la dernière question, cela dit, et cette ride n’atteindra jamais les formes vagues du monument de pierre. Paul n’est qu’à lui, plus rien qu’à lui.
Son image a depuis longtemps disparu ; il est mort il y a des décennies, et rien ne subsiste. Les quatre lettres de son nom ? Gravées sur moult tombes, et aucune, il le sait bien, n’abrite le corps de son meilleur ami. Ses cheveux bruns, ses épaules fines, son visage court et sa petite taille sont les derniers traits que l’érosion a épargnés, et la statuette, encore dans sa poche, toujours dans sa poche, n’a pas été touchée depuis des mois. Il a peur qu’elle ne soit plus là, qu’il ne trouve qu’une brindille, qui se brisera entre ses doigts. Et alors il sera seul, et alors il n’aura plus aucune raison de, chaque jour, arpenter les allées, les boucles de ses trajets un gribouillis dense sur la carte du labyrinthe, évitant comme la peste les guides touristiques. Un jour il va tomber à terre comme tous ses camarades l’ont fait, et on ne trouvera qu’un vieux manteau de soldat, troué, un bâton dans la poche.
Il a disparu, on l’a oublié, comme on a oublié nombre de ceux qui sont tombés ici. Il est juste là, pourtant, hantant le cimetière, lisant chaque croix. Jules, Gérard, Louis, Paul. Pas lui. Joseph, Pierre, Jules, Paul. Pas lui. Il ne sait pas dans quelle tombe son ami se repose, et il a peur d’entendre un jour un guide lui confirmer où il est.
Paul est un oublié, mais on se souvient d’eux. Lui a oublié, arpente les allées pour semer ce qu’il reste de sa mémoire dans les fleurs, et la brûler dans les bougies, encore, encore, cette allée et puis celle-là, et me revoilà ici : c’est plus simple de chercher Paul, c’est ce qu’il faut faire, c’est pour ça qu’il est là ; Paul, qui doit être dans une tombe, quelque part. Il a dû passer devant, il a juste oublié. Il y a trop de croix pour se souvenir.
Avant, il y en avait d’autres comme lui, de ceux qui sont encore debout mais qui ne peuvent marcher et partir. Il ne l’a pas remarqué, mais ils ont fini par partir. Il ne sait pas où, ni pourquoi ; ne voit pas où errer ailleurs qu’ici. Peut-être sont-ils retournés à leurs rêves. Lui ne pourra jamais mettre les pieds dans une salle de classe, regarder les jeunes visages vivants de ses élèves vivants, et leur parler de mathématiques, sans rien dire d’autre, sur rien d’autre, pour les regarder partir à la guerre suivante. L’idée l’a fait vomir une fois, il n’y a plus repensé.
Il se rappelle à peine sa dernière petite copine, ne l’a pas vu venir pleurer ici. Elle a dû pleurer, pourtant. Son cousin est allongé ici, vers le bout de cette rangée, un peu à droite, entre ce jeune et un autre. Elle est sans doute venue, il ne sait pas. Il ne l’a pas vue, et elle ne lui a pas écrit depuis bien avant la bataille.
Il se souvient encore moins de son chien, vers lequel il n’avait jamais pu revenir. Confié à une famille voisine, sans doute plus heureux là-bas. La ville a été bombardée, il ne sait pas s’ils ont survécu ; il ne les a pas revus. Même si le chien a vu le bout de la guerre, il est maintenant aussi mort que tous les allongés, pour sûr. Parfois, un cabot de touriste le regarde, aboie à la vue de sa silhouette floue, et alors il lui revient, son brave bâtard brun, qui avait crié à la mort quand le train était parti sans lui.
Personne n’est venu pour lui, puisqu’il n’a pas de tombe. Il est égaré, bloqué, il a tout fui, il est resté caché ici. Le monde l’a laissé filer, l’a à peine cherché, ne pouvant espérer l’entrapercevoir. Personne n’est venu pour lui, mais elle est venue pour Paul.
Elle avait de longs cheveux blonds, comme Paul le lui avait dit, et des yeux immenses. Il a su que c’était elle, parce que, comme lui, elle lisait les tombes, sursautait en lisant le prénom. Elle s’est arrêtée devant le monument aux disparus, et il s’est arrêté à côté d’elle. Elle n’a pas semblé le remarquer. Elle est restée là, les yeux secs, perdue comme lui. Ça faisait des mois, des années, et comme lui, elle le cherchait encore, et comme lui, elle avait abandonné tout espoir. Il avait voulu lui parler, lui dire que lui aussi, il l’avait aimé, et que c’était un simple soldat mais un homme remarquable. Lui confier tout ce que Paul lui avait dit sur elle, et les promesses d’amour qu’il lui avait faites. Le déchirement de son être, après des mois d’usure, d’abrasion jusqu’à la corde, ses pleurs cachés, leur affection contre la mort qui se logeait lentement dans leurs os, pleine de promesses. Il avait fixé cette femme, n’avait rien dit. Un guide touristique était passé, il s’était éclipsé et ne l’avait jamais revue.
Et pourtant la voilà à nouveau. Ses cheveux désormais gris, ses yeux toujours immenses mais cette fois larmoyants. Debout, au même endroit, des rides aux coins de ses lèvres et la peau de ses mains couchée sur ses os et ses veines. Reconnaissable, mais tellement changée, usée par le temps. Il ne pense pas être lui-même reconnaissable.
Elle s’assoit, au même endroit. Il la revoit, droite, tendue, jeune et perdue. Il la rejoint sur le banc. Il se sent jeune à côté d’elle. Elle ne le regarde pas, ne semble même pas le remarquer. Son attention est sur le monument. Il y a plusieurs Paul sur ce marbre, il en est bien conscient, mais aucun n’est plus son Paul que les autres, ou que ces autres qui sont eux allongés. Sans son nom de famille, ce sont tous les mêmes, et il a perdu ce nom, il s’est pris un éclat d’obus et a disparu. Il n’a plus ce nom, mais elle le connait, elle le porte.
Il suit son regard, repère un Paul, écrit fièrement, écrasé entre l’André du dessus et le Marcel du dessous, perdu dans la masse mais droit, là. Pour la première fois, il ne s’arrête pas aux quatre premières lettres.
Martin. C’est lui, il est là. Paul Martin, son ami n’a pas de tombe, mais enfin il l’a trouvé. Il fait froid, toujours, et ce froid le pique, le long des joues, de ses yeux à sa mâchoire. Il est là. Sa mémoire, disparue, tout de même gravée en face de lui. Il ne bouge pas, elle non plus, et ils restent ainsi plusieurs heures. Elle se lève, s’avance, et chuchote à son ancien amant un simple : « Au revoir ». Elle part, mais lui reste immobile, la regarde jusqu’à ce qu’elle disparaisse. Il fixe encore un moment le portail de l’entrée.
Il se lève, passe ses doigts froids contre le marbre imperturbable. Martin. Le tissu de sa poche est doux contre sa peau, comme accueillant un vieil ami, alors que sa main s’y enfonce. Il sursaute un peu au contact du bois.
Une femme, en costume brun, avec des lunettes, s’approche et le regarde. Il l’ignore, mais elle reste là, demande gentiment : « Pourquoi êtes-vous encore ici ? ». Il ne dit rien, se relève, et part. Elle le suit ; « Que vous est-il arrivé ? ». Il s’arrête, hésite. Un mot franchit ses lèvres gelées, puis deux, et puis il parle.
Il n’y a que des tombes ici. Il y en a plusieurs dizaines, dans cette étendue d’étendus, infinie, tordue, frôlant des doigts l’élastique tendant la bâche brune qui sert de voute céleste, crevée de lumières grises, beiges, mouvantes, fumée toxique, particules dansantes, agressives, et braises et étincelles, et cris et pleurs et la boue qui entre dans ta bouche et t’étouffe et recouvre tes yeux que les particules entaillent et le sang qui coule aussi et ta vision floue, brune et rouge, de la poussière en haut du trou, et puis le noir, le froid, la boue qui te mange, te saisit, t’étreint, t’étrangle. La suffocation, l’air au gout de cendre, dense, et l’eau, la terre, qui s’engouffre en toi et se loge dans tes bronches, qui remplit ta cage thoracique, perforée déjà, et tu coules, ballon crevé. Le sol qui tremble, et à côté de toi les éclats de ce qui a creusé la terre, creusé ta tombe. Les balles qui filent, les obus qui chutent, le sol qui hurle, qui gronde, qui sanglote, le cri strident de tes oreilles qui te lâchent, et ce soldat, jeté sur toi, qui ne bouge déjà plus, et l’odeur de la merde, parce que tout le monde est putain de terrifié, et tu suffoques, et un dernier éclat de brun, de rouge et de poussière beige, au fond du tunnel sombre et boueux ; la lumière du paradis, et la terre éventrée, et elle te digère, et vous disparaissez.
Paul a disparu, avalé par la terre, je le sais maintenant. Je le cherchais, mais il est là. Moi aussi je suis là, regardez. Tout en haut, face ouest : Marc Blanc. Dix-sept. Disparu en juin seize. Je m’en souviens désormais. Je ne sais pas si ça me plait, d’ailleurs.
On a été égaré. S’il n’y a que des tombes ici, aucune ne sert de couverture à nos corps engourdis. Alors nos noms sont là, et tout le monde nous oublie, il n’y plus que ces combinaisons de lettres, partagées, mélangées, alignées sur la pierre, organisées pour qu’on nous retrouve et qu’on nous pleure, mais plus personne ne nous cherche. Moi je le cherche. Je le cherchais, en tout cas. J’ai passé des années à piétiner le gravier, à tourner en rond, en vain, dans le froid, acharné, incapable de le regarder, ce foutu bout de marbre. Je l’ai trouvé, c’est fait. Arrêtez de me poser des questions, maintenant.
Elle ne parle pas la même langue. Ne saisit rien à ce qu’il essaie de lui dire. Pourtant elle semble le comprendre. « Merci. J’espérais qu’un jour vous nous raconteriez cela. »
Elle regarde la figurine de bois, ancienne, posée dans les fleurs au pied de la colonne ; un adolescent, pas très grand. Elle demande : « Où comptez-vous aller, maintenant ? », mais, quand elle se retourne, le jeune homme a déjà disparu.
Chloé Leresche