Dernier tour

© Thomas Antille  Louis-Noé Burnat, 3ème lauréat du concours littéraire de la Sorge

Un plafond par endroits fissuré. Quatre murs dont la peinture blanche s’écaille. L’air est étouffant. Je vois mon armoire, vide, mon étagère, vide, et mon bureau, si encombré que je ne trouve même plus la place d’y poser ma tasse de café.

Si je tourne la tête, je verrais mon réveil sur la table de chevet, mais je ne veux pas le regarder. Je sais déjà̀ que je suis en retard sans même consulter les aiguilles. Plutôt fort, non ? C’est un phénomène qui se répète tous les jours, alors je commence à le connaître. Je pense brièvement à ma journée : aller travailler ? Annulé. Rendez-vous ? Annulés. Manger ? Il est déjà 14h00, mais je ne veux pas sortir du lit. Franchement, j’ai beau me dire qu’il y a des choses plus difficiles dans la vie, des gens qui souffrent plus que moi, je n’y arrive pas. Je me lève en me faisant brutalité, comme un corps à peine en vie retrouvé parmi les décombres après une bataille auquel on crie « Allez mon gars ! Ce n’est pas fini ! », et ensuite je meurs. Je m’écroule. Sans même chanceler. La vie, ce n’est pas le cinéma. Je pense parfois que je suis pris dans une boucle, un serpent de fatigue qui se mord la queue, une danse macabre dont les pas sont simples : debout-couché-debout-couché-debout-couché…

On m’a dit « Faut dormir la nuit, tu as vraiment une tête d’enterrement aujourd’hui ». On m’a dit : « Mec, franchement, troisième fois ce mois-ci que tu ne viens pas, qu’est-ce que tu fous ? Reprends-toi mon gars, on ne sera pas toujours là pour t’aider. ». On m’a dit : « Noé, c’est la déprime, c’est passager ! Attends, tu as vu le boulot que t’as ? C’est normal d’être sous l’eau. Ça va te passer, t’es un type costaud. ».

Vous me croirez, ou non, mais ça ne m’est pas passé. Alors laissez-moi vous décrire brièvement ma vie, le cycle naturel du dépressif :

Comme tous les matins, le dépressif se lève, lourd, appesanti, et absent. Personne n’a cherché à le joindre, mais de toute façon, il n’aurait pas répondu. Il se dit qu’il pourrait bien fournir un effort pour sa tenue vestimentaire, que ça pourrait le mettre dans de bonnes conditions pour la journée, mais il n’a rien à se mettre sur le dos. Ses habits sont sales, son hygiène négligée, et il le sait. Le problème du dépressif, c’est qu’il n’est pas agnostique ; il est, bien au contraire, pleinement conscient de son mal. Une conscience morbide de son mal-être auquel il ne trouve jamais d’autre solution qu’une mort à laquelle il ne sait pas se résoudre. Bloqué dans son carcan de tristesse, de culpabilité́ et d’impuissance, le dépressif s’adonne à des activités routinières dans la seule recherche d’un peu d’oubli de soi-même. Il dit « Bonjour ! », répond « Ça va, ça va ! », mange sans goût, boit sans soif, et jamais n’entreprendra plus quoi que ce soit, encore trop déçu de ses échecs passés. Le Noé ne vit pas, non, il roule. Il se laisse rouler par le temps qui file sans jamais qu’il ne le retrouve, et il se laisse ainsi dégringoler la pente. Contemplant d’un œil extérieur, comme désincarné́, sa décrépitude, le dépressif se satisfait de sa seule prise de recul sur sa vie dont il perd le contrôle. Comme le témoin d’un massacre, il pourra dire qu’il a vu, mais n’a rien fait. Il se traîne au-dehors pour cultiver son paraître sur les champs de l’hypocrisie, et fait semblant d’aller bien. Il a vu dans les yeux des autres qu’aller mal les dérange, ça les décontenance, les sort de leurs rôles de composition, et ça les confronte à leurs propres malheurs. Personne ne voudrait qu’on lui rappelle à quel point il est triste. Alors pour leur éviter cette peine, le Noé s’efface et retourne se terrer. Quand le soir il rentre il n’est pas fatigué, et le lendemain quand il se réveille, ne rien faire l’épuise déjà. C’est un animal évolué, qui, avec les sourires et les poignées de mains amicales qu’il distribue, camoufle son fardeau et ses peines, dont il ne fait part qu’à Michel son meilleur ami.

Après m’être levé, non sans peine, j’ai voulu me forcer à prendre une douche, mais je n’en ai finalement pas eu le courage. Quand je suis entré dans la salle de bain, je suis tombé nez à nez devant mon reflet dans le miroir. J’étais effrayant. J’ai eu envie de vomir. Dans le miroir, mes cheveux étaient sales, gras, et mes boucles blondes s’affalaient négligemment sur mon front. J’avais des yeux gris rongés par la fatigue, renfoncés derrière mes cernes. La lumière qui tombait du néon au-dessus de moi laissait planer sur mon visage creusé des ombres qui surlignaient mes joues émaciées. De mon menton fier, et mes joues rebondies ne restaient que des rides. Le miroir, au-dessus du lavabo, ne me laissait me voir que jusqu’à mi-ventre, laissant deviner un étrange paradoxe de mon corps difforme : j’avais pour sûr un visage attaqué par la malnutrition et les drogues dont j’abusais en ce moment, mais je portais un embonpoint non négligeable, pour dire énorme, dont les contours dépassaient de toute part les bords du miroir. De ce tableau qui m’était dépeint je n’ai pas supporté la vision. J’ai ouvert le robinet de l’évier, et me suis aspergé la tête d’eau précipitamment, avant de quitter la salle de bain trempé aussi vite que possible. Assis sur le rebord de mon lit, j’essuie mon visage encore humide. Je toise un moment les piles de livres que je n’ai pas lus, les tas des factures impayées, et les papiers en vracs que je n’ai jamais fini de rédiger. Réflexion faite, je vais prendre quelques cachets et aller rejoindre Michel pour l’après-midi.

Michel, il est comme moi : lent, régulier, comme une espèce de vieille locomotive asthmatique. Il est calme, taciturne, flegmatique, mou, et ça me fait du bien. Quand tout le monde hurle, court partout, pris dans l’agitation et l’angoisse, Michel lui, ne bronche pas. Il continue son petit bonhomme de chemin, et s’acquitte dûment de sa tâche : une rotation périodique isochrone parfaite, qui circonscrit son périmètre de travail, « pour une surveillance à 360 degrés » comme j’aime à le dire. Le long de ses interminables rondes, je bulle avec lui. Ce sont mes moments préférés. Tout le monde (mé-)dit de lui qu’il est un peu trop gros, et c’est d’ailleurs souvent le sujet de railleries auxquelles il ne prête pas attention, du moins en apparence, et pour lesquelles je suis déjà intervenu en rétorquant aux moqueurs qu’il occupe bien la place qu’il doit prendre. Au fond, moi, je m’en fous qu’il soit trop gros Michel. Ce qui compte, ce sont nos moments à deux, lui qui m’écoute, et moi qui me confie. J’ai trouvé en Michel, mon reflet, déformé bien-sûr, mais tout de même, une espèce d’écho à ma propre souffrance.

Alors ce matin-là, quand je suis descendu au salon, ravagé, les mains occupées par un plateau repas de restes réchauffés, celui-ci m’a échappé des mains dans un fracas tant ma surprise fut grande.

Depuis l’encadrure de la porte du salon on ne voyait presque rien dedans tant il y faisait sombre. L’atmosphère y était suffocante, mélange de tabac froid et de sueur. Il fallait s’affaler dans le vieux canapé de cuir qui bordait le mur, et se fondre longtemps dans ses mousses avant de pouvoir distinguer les contours de l’endroit : c’était une pièce exiguë qui terminait le couloir, un cul-de-sac sordide, au fond duquel reposait une table basse croulante en vieux bois, et un vieil écran cathodique. Si vous laissiez pendre vos bras au-delà des accoudoirs, pris d’une grande soif, vous pouviez sentir passer sous vos doigts les goulots de bouteilles à moitié vides abandonnées ici. Au plafond pendait mollement un luminaire dont les ampoules avaient éclaté, et le tapis de déchets qui couvrait le sol bruissait sous vos pieds lorsque vous vous leviez. À côté de la télévision, près du coin du mur, se cachait la seule fenêtre de la pièce, jamais ouverte, dissimulée derrière d’épais rideaux noircis par la fumée, qui ne laissaient filtrer que quelques heures par jour, une fine et pâle lumière anémique, qui s’écrasait contre un bocal en verre rond qu’on pouvait alors voir briller au fond du salon au milieu de la pénombre.

Et dans le bocal, Michel était mort.

J’aurais couru pour essayer de faire quelque chose si je ne savais pas déjà que c’était perdu d’avance, alors je me suis contenté de ramasser les débris de mon repas tombé par terre, j’ai repêché Michel qui flottait le dos à l’envers à la surface de l’eau, et j’ai débarrassé le tout dans la poubelle. J’ai ouvert les rideaux du salon, ouvert la fenêtre, comme pour faire partir la mort, et je suis allé chercher des ampoules chez l’épicier.

Le lendemain j’avais réglé mon réveil, je me suis levé aux aurores, j’ai rangé mon bureau, lavé mon linge, refait mon lit, je suis allé travailler, dit aux autres je n’allais pas bien et je me suis fait aider.

Michel avait arrêté de tourner en rond. Moi aussi.

Louis-Noé Burnat

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.