Interview de Jean-Cosme Delaloye: des bancs de l’Unil à New York

INTERVIEWL’auditoire a rencontré Jean-Cosme Delaloye, journaliste et réalisateur suisse vivant à New York. Retour sur son parcours de Monthey à New York et sur les difficultés de retransmettre la situation américaine au public européen.

Jean-Cosme, notamment correspondant américain pour le 24 heures, a réalisé une série documentaire nommée Moi, mon chien et Donald Trump où il se donne l’objectif d’aller à la rencontre de cette Amérique qui a voté Trump en partant de ce constat:

«Qu’est-ce que Donald Trump n’a pas mais que tous les autres présidents des Etats-Unis ont eu? Un chien!» Ainsi, en partant avec sa fille de 10 ans à la rencontre de citoyen·ne·s et de leurs chiens dans tous les USA, il dresse un portrait très humain de cette Amérique qui est parfois difficile à comprendre pour les Européen·ne·s.

Tu es maintenant correspondant à New York pour 24 heures et la Tribune de Genève, ainsi que réalisateur. Quel est ton parcours?

Je suis né à Monthey mais j’ai grandi à Lausanne. J’ai fait le gymnase à Chamblandes, à Pully, spécialisé dans les langues et après j’ai fait la fac à Lausanne à l’Unil en Lettres. J’avais l’allemand comme branche principale et histoire et journalisme. Et le journalisme, c’était entre Lausanne et Fribourg. Très tôt, vers la fin de mes études, j’ai commencé parallèlement à 24 heures, j’avais 22 ans et j’étais à la rubrique internationale. Quand j’ai terminé la fac, j’ai fait mon stage à 24 heures dans les deux ans qui ont suivi puis j’ai rejoint la rubrique «Monde». J’ai fait pas mal de reportages en Israël, en Afrique, en Irlande du Nord; à l’époque où il y avait des conflits, je suis allé au Rwanda… Et en 2002, j’ai été nommé ici à New York. Pendant cinq ans, j’ai été à plein temps pour 24 heures et la Tribune de Genève. Puis ils ont voulu que je revienne en Suisse, mais je ne voulais pas. Donc je suis devenu indépendant, j’ai quitté mon emploi et créé une boîte de production et me suis mis à faire de grands reportages radio et surtout du film. Et j’en suis maintenant à mon cinquième film, Harley, qui devait sortir à Tribeca, le Cannes Américain. Mais j’ai toujours continué à faire de la correspondance pour la Tribune de Genève et 24 heures.

Pourquoi New York?

Le poste de la Tribune de Genève était à Washington à la base. Ils voulaient plutôt le transférer à New York car j’étais un très jeune journaliste quand ils m’ont envoyé ici et ils voulaient que je développe des choses un peu plus sociales, plus de reportages. On se disait qu’il se passait plus de choses à New York. Et effectivement, je pense que c’était la bonne décision, car le travail de correspondance, c’est plutôt d’essayer de trouver des histoires d’Amérique que de suivre toutes les conférences de presse de la Maison Blanche. Ça, ce sont plutôt les médias américains et les grandes télévisions qui s’en chargent. Et donc quand je suis venu ici, j’ai commencé à travailler avec des photographes, ce qui est possible à New York, parce qu’il y a tellement de talents, de gens qui viennent ici pour tenter leur chance; j’ai donc pu trouver des gens qui étaient prêts à se lancer. New York a changé ma vie, parce que quand j’ai fini la fac à Lausanne et que je suis allé à 24 heures, j’avais ma carrière toute tracée. Mais New York m’a changé puisque je me suis mis à faire du film, alors que je n’ai aucune formation pour ça à la base. C’est quelque chose de propre à New York, je pense, il y a moins de murs entre les professions, entre les gens.

Comment appréhendes-tu la tâche de retransmettre la situation américaine à la Suisse? Il y a un certain clivage entre la manière dont les Américain·e·s perçoivent leurs politiques et l’opinion internationale, surtout concernant Donald Trump. Quels sont les challenges d’expliquer l’Amérique aux Européen·ne·s?

C’était un peu l’idée de ma série documentaire Moi, mon chien et Donald Trump, finalement. Quand je suis venu la dernière fois en Suisse, l’été dernier, je me suis rendu compte que les Européen·ne·s, et les Suisses en particulier, riaient presque de ce qui se passait ici. Ils se disaient «Donald Trump est un grand clown» et «les Américain·e·s n’ont que ce qu’ils méritent». Il y avait une idée de prendre ça un peu à la légère alors que c’est très grave ce qui se passe en ce moment aux Etats-Unis, même avant le coronavirus. Il y a un affaiblissement brutal de toutes les institutions gouvernementales. Les freins qui étaient dans la Constitution Américaine sont en train de lâcher les uns après les autres ou sont, en tout cas, mis à mal car il y a un parti républicain et des sénateur·trice·s qui refusent de contredire le Président – qui peut dire tout et son contraire en une phrase sans qu’il y ait de conséquences. L’idée que l’on a eue, c’était donc de chercher quelque chose qui permette d’identifier à la fois les Européen·ne·s et les Américain·e·s, un chien et une activité qu’ils et elles ont en commun: sortir le chien.

A la rencontre d’Anne et de son chien Rocky en Pennsylanie dans l’épisode 6 de « Moi, mon chien Donald Trump »

Cela permet d’amener un cadre de légèreté mais cela montre comment les Américain·e·s portent cette présidence. Et le fait d’avoir une enfant, ma fille, qui pose les questions fait qu’ils·elles s’expriment différemment. Tu parles différemment à une enfant de 10 ans qu’à un journaliste. Moi, ils voudront toujours me convaincre; ils vont me dire n’importe quoi. Les Trumpistes me diront toujours la même chose, qu’il a fait énormément pour les paysan·ne·s car c’est en tout cas l’image qui est véhiculée par un certain nombre de médias dont FoxNews, la chaîne d’information la plus regardée, et qui livre cette image sans filtre qu’une partie des Américain·e·s prennent telle quelle. Donc, le but de ma correspondance, c’était de montrer et d’essayer de faire comprendre que la présidence de Donald Trump n’est pas une plaisanterie mais une chose qui a un profond impact sur la société américaine. L’impact va de ma fille qui a 10 ans aux retraité·e·s qui voient leurs retraites fondre, à une personne comme moi qui a une assurance maladie qui augmente chaque année de 20%. Donc le but était de montrer ces impacts, mais aussi le fait que les Américain·e·s ne sont pas ignares et qu’en plébiscitant Trump à l’époque, ils·elles avaient l’idée – qui n’a pas marché – de casser le carcan politique que les démocrates voulaient pérenniser avec Hillary Clinton, le retour de cette Amérique des dynasties comme les Bush auparavant. C’est pour ça qu’ils se sont sentis safe de faire ça. C’est donc un équilibre assez délicat: il faut d’un côté montrer que la situation est difficile, qu’il y a des ramifications énormes mais que de l’autre, les Américain·e·s ont fait un choix, et ne sont pas différent·e·s des Européen·e·s, des Français·e·s qui ont voté pour Macron; s’ils·elles ont votés pour Trump, ce n’est pas non plus parce qu’ils·elles sont complètement inconscient·e·s.

C’est vrai que cela semble être l’opinion de beaucoup avec un œil extérieur, concernant les Américain·e·s…

Il faut comprendre que le rêve américain que tu peux voir à New York, avec les buildings, etc., ne représente pas la situation du pays. Dès que tu sors de New York, dans le New Jersey, en Pennsylvanie, il y a des gens qui vivent dans des caravanes et pour eux, le rêve américain, c’est la galère. Et soudain, il y a quelqu’un qui arrive, qui a mis son nom partout, même sur des hamburgers, des bouteilles de vin et qui leur promet la lune. Quand tu n’as pas le choix, tu te dis que tu vas essayer d’attraper la lune. Même nous, en tant que journalistes, on est tous passés à côté. En 2016, je couvrais Trump, je voyais ses meetings à 20’000 personnes, puis je voyais les meetings à 400 personnes d’Hillary Clinton. Malgré cela, on se disait que ce n’était pas possible. Trump ne peut pas terminer une phrase, il dit n’importe quoi, tient des propos racistes… On se disait que ce n’était pas possible après avoir vécu Obama. Et finalement, on s’est tous trompés. Le but de ces quatre dernières années, c’était pour moi d’aller à la rencontre de cette Amérique qui avait voté Trump et de lui donner la parole, d’essayer de la comprendre et faire en sorte de ne pas la juger, tout en n’étant pas naïf non plus – car toi tu vois des choses qu’ils n’ont pas vues ou ne voient pas. La difficulté de cette correspondance ces dernières années, c’était vraiment d’expliquer la présidence de Trump, toujours en pouvant la critiquer dans les éditoriaux mais en ne se moquant pas d’elle. Parfois, le regard européen peut être un peu injuste, car avant Trump, il y a eu Obama. Obama n’était pas possible en France, il n’était pas possible en Suisse, il n’était pas possible dans tous les pays Européens. Un président noir… Quand tu penses aux Etats du Midwest, au cœur du pays, qui plébiscitent un homme Noir et revotent pour lui. Il y a eu une sorte de complaisance de la part de beaucoup qui se disaient: «Voilà, on est arrivés à Obama». Puis il y a eu le réveil de celles et ceux pour qui Obama n’a pas fonctionné. Et puis il y a eu Trump. Ils représentent en quelque sorte les deux côtés de la médaille et c’est important de toujours replacer le contexte et de montrer que certes les Américain·e·s ont fait ce choix, que la grosse majorité des Européen·e·s désapprouvent, mais ils·elles avaient aussi auparavant fait le choix que les Européen·e·s adoraient.

C’est vrai qu’il est facile d’oublier Obama au vu de la situation actuelle. C’est très intéressant d’utiliser le symbole du chien, quelque chose qui réunit tout le monde, pour aller à la rencontre de cette Amérique.

Exactement, c’est un petit détail mais c’est un filtre pour pouvoir parler, car je m’étais rendu compte que les gens ne pouvaient plus parler de politique entre eux… Certes à New York, tu peux en parler, tout le monde va s’arracher les cheveux sur Donald Trump, mais en Virginie-Occidentale, ce sera «Oh Donald Trump, le Messie». Et quand tu leur demandes: «Mais qu’est-ce qu’il a fait pour toi?», ça devient un peu plus vaseux. Mais si tu mets ensemble un·e New-Yorkais·e et un·e citoyen·e de Virginie-Occidentale et que tu les fais parler, c’est compliqué. Enfin, je schématisme mais l’idée était de se dire que si on les met avec leur toutou dans un parc, ils pourront se parler. Un éditorialiste du New York Times avait justement parlé de ça l’année dernière; il racontait ses sorties avec son chien Regan et comment ça lui avait permis de rapprocher les gens, dans son article Dogs Will Fix Our Broken Democracy. Donc, Moi, mon chien et Donald Trump, c’était vraiment ça.

Mais nous avons mis le projet entre parenthèses. Donald Trump a été pendant trois ans et demi le centre du monde, le centre des Etats-Unis, tout le monde en parlait, il était omniprésent. Encore maintenant, d’une certaine manière, mais ce n’est pas ce qui préoccupe les Américain·e·s le plus. Maintenant, c’est le coronavirus et comment s’en sortir. Et donc pour moi, ça faisait un petit peu décalé – même si on aurait pu le faire depuis notre maison et juger de l’action ou de l’inaction de Donald Trump en cette période de crise, mais ça ne semblait pas juste. Ça reprendra quand/si on a une campagne plus ou moins normale.

Photo de Axel Dupeux

Le coronavirus va-t-il bouleverser les élections et le paysage politique?

Oui, bien sûr. Là, il n’y a pas de campagne. Les républicains ont commencé à dire qu’ils voulaient limiter le vote par correspondance, parce qu’il y avait des fraudes. Ce n’est pas anodin, au moment où les gens sont cloîtrés chez eux. Si on doit continuer à être cloîtré·e·s comme ça, tout le monde ne pourra pas aller voter – des dizaines de millions d’Américain·e·s n’ont pas de couverture, ou une mauvaise couverture d’assurance maladie. Vont-ils·elles aller voter et prendre le risque? Cette question s’est posée la semaine dernière. Une primaire était organisée dans le Wisconsin et les démocrates ont demandé qu’elle soit reportée, alors que les républicains se sont battus pour qu’elle ait lieu. Ils se battaient pour avoir un siège à la Cour Suprême de l’Etat, un organisme très important: il y a la Cour suprême américaine puis la Cour suprême de chaque Etat, et les décisions de la Cour suprême font quasiment loi – et les républicains voulaient absolument conserver leur majorité. Ils voulaient limiter le nombre de démocrates au bureau de vote et donc la possibilité de voter, car la plupart sont restés chez eux·elles. La primaire a donc eu lieu malgré les protestations démocrates qui disaient: «Faut-il risquer sa vie pour aller voter?»., car l’électeur·trice républicain·e lambda a plutôt les moyens et une couverture de santé. C’est ça l’idée; c’est un risque calculé d’aller voter alors que par exemple les Afro-Américain·e·s et les autres minorités qui se battent déjà pour survivre n’ont pas forcément de couverture maladie, ont perdu leur emploi en pleine crise… Vont-ils·elles aller voter? Ça a donc un impact énorme sur la campagne, surtout si ça se prolonge. On n’est même pas sûr·e d’avoir les conventions de partis, où des milliers de personnes se réunissent – il y a de fortes chances qu’elles se passent en ligne, en tout cas chez les démocrates. Et l’on verra encore ce que Trump fait, parce que jusqu’ici il n’a reculé devant rien pour se faire réélire. On n’est pas encore au moment où on se dit «tiens, il va peut-être essayer d’annuler ou de repousser les élections», mais il y a quand même des Américain·e·s qui se posent des questions… Donc ça flotte dans l’air pour l’instant. Mais l’impact sera énorme dans tous les cas. •

Crédits Photos : Axel Dupeux

Propos recueillis par Fanny Cheseaux