Biologiste tout-terrain
INTERVIEW · Biologiste de formation, Alexandre Buttler a effectué ses études, master et thèse de doctorat avec une spécialisation en écologie, à l’Université de Neuchâtel, avant d’aller faire un postdoctorat en Angleterre et au Canada. Après avoir occupé quelques années un poste de professeur en France, il est venu à l’EPFL et a enseigné l’écologie et dirigé le laboratoire des systèmes écologiques (ECOS). Officiellement à la retraite depuis 2019, il continue à effectuer des recherches et à dispenser quelques cours en ligne. Il a mené des projets dans le monde entier entre aides à l’agriculture à Madagascar, étude des plantations de palmiers à huile sans déforestation en Colombie, effet du réchauffement climatique sur les tourbières en Russie ou des impacts du snowfarming sur la végétation et les sols.
La vidéo retranscrivant la Leçon d’honneur d’Alexandre Buttler est disponible à la fin de l’interview.
Quels sont les projets que vous avez menés durant votre carrière et quels ont été les axes de recherche de votre laboratoire?
Il y a eu, pour l’essentiel, quatre volets dans ma carrière: les marais et tourbières, les pâturages boisés, les cultures sur brûlis à Madagascar et les palmiers à huile en Colombie et au Cameroun.
Tourbières: J’ai beaucoup travaillé dans les zones humides, les tourbières en particulier, en Suisse et à l’étranger. J’ai mené un gros projet en Pologne, qui s’est étendu à la Sibérie. Nous y avons effectué la même expérience, avec des simulations de réchauffement et d’assèchement du sol. Pour ce faire, nous avons utilisé des mini serres de 1m50 de diamètre, nommées Open Top Chambers (OTC). Nous avons commencé avec un projet pilote dans le Jura, en France voisine, dans le cadre d’un projet du Centre National de Recherche Scientifique (CNRS). Nous y avons étudié à la fois l’effet du réchauffement sur la végétation et sa biodiversité, ainsi que sur les sols, en faisant par exemple des mesures d’échanges gazeux pour mesurer le bilan du carbone, et d’activité biologique du sol. L’intérêt était de comparer les processus sur un gradient allant d’un climat océanique à un autre plus continental.
Pourquoi aller en Pologne et en Sibérie spécifiquement?
D’abord parce que nous y avons trouvé des sites adéquats pour notre question de recherche. Ensuite, il est plus facile d’aller là où il y a des contacts établis. Pour la Pologne, c’est un ancien postdoc venu travailler à l’EPFL et qui est devenu professeur à Poznan qui m’y a convié. En Sibérie, c’était parce que j’avais des collaborations avec le CNRS, qui a développé là-bas un projet sur un site de l’UNESCO.
En quoi les tourbières forment-elles un écosystème spécial et intéressant?
Les tourbières stockent énormément de carbone. Évidemment, à l’échelle de la Suisse, c’est presque anecdotique. Mais il y a aussi les sols agricoles sur tourbe, notamment dans le Seeland. En revanche, à l’échelle globale, et en particulier dans l’hémisphère Nord, c’est énormément de carbone! Il y a presque le double de carbone dans les sols tourbeux du monde que dans tous les arbres des forêts du monde. Donc, avec le réchauffement climatique, si ce carbone contenu dans la matière organique commençait à être minéralisé et transformé en CO2, on aurait une contribution de gaz à effet de serre potentiellement énorme. C’est une bombe à retardement en fait, un peu comme le sont les pergélisols d’ailleurs. D’où l’importance d’étudier les processus de réchauffement et d’assèchement en tourbière. L’intérêt de le faire en Suisse provient du fait qu’on est dans la zone la plus au sud de la distribution des tourbières de l’hémisphère nord. Il y en a bien davantage à des latitudes plus élevées. Mais ce qui se passe chez nous peut être un signe avant-coureur de ce qui arrivera plus au nord avec le réchauffement climatique.
Pâturages boisés: Un autre axe de mes recherches est celui des pâturages boisés du Jura, qui sont des systèmes mixtes liant le pastoralisme et la foresterie. Nous avons travaillé à cette occasion avec des approches assez originales, qui nous ont valu un article dans le Monde. Nous y avons fait des transplantations, en prenant du sol avec leurs herbages dans différents habitats d’altitude plus ou moins densément boisés, correspondant à un gradient d’utilisation du sol. Nous avons ensuite transplanté ces milieux adaptés au climat froid d’altitude, comme celui du Marchairuz, à différentes altitudes plus basses, à Saint-Georges, à l’Arboretum d’Aubonne et à Bois Chamblard, tout en ayant un contrôle au Marchairuz. Nous avons fait une expérience similaire de transplantation avec de jeunes plants d’arbre, de hêtre et d’épicéa, adaptés au froid et mis dans des situations climatiques plus chaudes et plus sèches le long du même gradient d’altitude. De cette façon, on simule en quelque sorte certains scénarios du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) de réchauffement et d’assèchement du climat, le but étant de mesurer la réaction des plantes et du sol à ces nouvelles conditions. Par exemple, dans le cas des arbres, nous avons pu voir que le hêtre avait une capacité d’adaptation, nommée plasticité phénotypique, plus forte que l’épicéa. D’ailleurs, c’est le hêtre qui s’étend et monte en altitude actuellement. Il peut en effet changer la taille de ses feuilles, celles de ses stomates et l’épaisseur de sa cuticule foliaire de protection, ce qui lui permet de profiter à la fois du printemps quand il y a beaucoup d’eau pour augmenter la photosynthèse et de s’adapter à l’été sec en limitant les pertes d’eau.
Avez-vous pu tirer d’autres conclusions de ces expériences de transplantation?
Dans le projet sur les herbages, nous avons vu qu’il y avait une perte de diversité de plantes et de production de biomasse importante au bout de trois ans déjà à plus basse altitude. Nous avons aussi remarqué que le sol perd du carbone à plus basse altitude. Ce qui est étonnant, c’est que les sols transportés à basse altitude peuvent être plus froids en hiver, car ils ne sont pas recouverts de neige. Dans le site donneur, la protection hivernale avec la neige maintient par exemple le sol à environ 0°C alors qu’à plus basse altitude, il peut y avoir des cycles de gel/dégel qui affectent fortement l’activité biologique du sol, la respiration et la décomposition de la matière organique.
Culture sur brûlis: Dans un autre volet du travail, plus récent, nous avons travaillé dans les cultures sur brûlis à Madagascar, dans des régions très pauvres du sud-ouest de l’île. Nous avons œuvré avec des agriculteurs pour essayer de les «sédentariser» sur leurs parcelles. En effet, l’un des problèmes de la culture sur brûlis est que les agriculteurs n’ont pas les moyens de s’acheter des engrais et brûlent la forêt, pour récupérer les cendres et cultiver avec celles-ci. Seulement, ceci ne peut durer que deux à trois ans, et ensuite le sol s’appauvrit. Ainsi, dans ces régions, la forêt primaire est considérée comme une réserve de terre, un concept impensable chez nous. L’agriculteur grignote progressivement la forêt tropicale intacte, ce qui aboutit au «mitage» de la forêt: les clairières augmentent de façon concentrique autour des villages. Nous nous sommes intéressés aux forêts secondaires, qui sont nombreuses, contrairement aux forêts primaires qui deviendront bientôt anecdotiques à Madagascar. Bien sûr, les forêts secondaires n’ont pas la même valeur en termes de biodiversité. Cependant, il y a des espèces d’arbres qui se régénèrent assez rapidement pour former des biomasses importantes avec des teneurs en nutriments intéressantes. On a essayé de viser ces espèces-là pour en faire du compost et le mélanger avec les cendres. Les essais expérimentaux, faits en partie avec les agriculteurs, ont montré qu’on arrive à un rendement bien plus intéressant qu’en ne mettant que des cendres. La préservation de quelques arbres de couverture peut aussi être bénéfique. La grosse question dans ce genre de projet tient en ce que les agriculteurs arrivent à reprendre et appliquer ces mesures sur le plus long terme et à plus grande échelle une fois que nous sommes partis. Souvent, il manque un suivi sur le long terme; c’est un problème récurrent.
Dans votre projet à Madagascar, le suivi sur le long terme a-t-il aussi manqué?
On a pu prolonger le projet en travaillant avec les agriculteurs grâce à un financement de la FEDEVACO (Fédération vaudoise de coopération). Ainsi, nous avons pu payer des étudiant·e·s sur place qui ont continué pendant deux ans la collaboration avec les agriculteurs. De façon générale, un problème récurrent dans ce genre de pays c’est que les situations sont complexes. Nous traitions d’un problème biologique ou agronomique, mais sur place tout est bien plus compliqué: il y a des problèmes d’ethnies, de migrations, de droit de propriété des terres, de gouvernance, etc., qui rendent difficile le changement du cours des choses et des pratiques culturales.
Palmiers à huile: Un autre projet qui nous a occupés récemment est celui des plantations de palmiers à huile. Tout le monde a un avis sur l’huile de palme, car tout le monde connaît les énormes problèmes de déforestation en Asie, comme en Malaisie. Ce que l’on sait moins, c’est qu’il y a d’autres pays où l’on fait de la culture de palmiers autrement, pas forcément au détriment de la forêt. C’est cet aspect-là qui nous a intéressés en Colombie, où il y a des plantations de palmiers à huile sur d’anciens pâturages ou savanes dégradées.
Sur un ou deux cycles de culture, ce qui correspond à une cinquantaine d’années, en comparant des plantations de différents âges, on a pu démontrer le fait suivant: entre le carbone que l’on perd au début dans le sol, qui est souvent pauvre en carbone dès le départ et celui qu’on gagne dans la biomasse, malgré le cycle de croissance (on coupe les arbres au bout de 25 ans pour des raisons pratiques, puis on replante), le bilan carbone était soit neutre, soit même légèrement positif, en moyennant sur les années des deux cycles. La leçon, c’est qu’on peut faire autrement pour l’huile de palme. Évidemment, l’immense majorité de l’huile de palme provient du défrichement, mais il faut aussi s’intéresser aux autres méthodes culturales. Surtout, il n’y a pas que les grosses agro-industries qui sont impliquées, mais aussi d’innombrables petits paysans pauvres qui en vivent.
Quelles sont vos activités actuelles?
J’écris encore des articles scientifiques, notamment sur l’un de ces projets en tourbières. Un autre projet qui m’intéresse actuellement est celui d’un «snowfarming» à Adelboden (BE). Une association regroupant les remontées mécaniques et le centre d’entraînement de ski a entrepris l’accumulation de 25’000m3 de neige naturelle pendant l’hiver, il y a maintenant trois ans. Conservée pendant l’été en un immense tas couvert par des panneaux isolants et un géotextile, cette neige sert à faire une piste d’entraînement dès le mois d’octobre. Cette piste est louée aux jeunes équipes de compétiteur·rice·s venant même des cantons voisins, à raison de trois équipes de deux heures par jour. Le problème, c’est que cela s’est fait sans demande d’autorisation initiale alors qu’un permis de construire serait nécessaire, puisqu’il s’agit d’un tas qui reste de façon permanente sur un pâturage. Cette technique de conservation de la neige se fait déjà à Davos, mais sur une place de gravier, et non pas sur un pâturage. En conséquence, il a fallu faire une étude d’impact et je me suis occupé de l’effet de ce tas de neige sur la végétation et les sols.
Pendant les quatre ans de l’étude d’impact, on a demandé que le tas de neige soit déplacé d’un tiers de sa longueur chaque année, ce qui a libéré des surfaces qui ont été couvertes une année, deux ans et trois ans par la neige. Ainsi, on a pu voir l’effet sur la végétation, qui meurt évidemment, et qui régénère plus ou moins bien, et l’effet sur les sols et son activité biologique, fortement diminuée en l’absence d’apport de matière organique fraîche par les plantes. Notre conclusion a été qu’il vaut mieux laisser le tas au même endroit, plutôt que de le déplacer, ce qui permet de réduire la surface de sol impactée à environ 6’000 m2. Le jour où la technique sera abandonnée, le sol devra évidemment être régénéré, ainsi que sa végétation, parce qu’il y aura un grand risque d’érosion.
Sinon, j’apporte ma contribution, en tant que biologiste-écologue, aux collègues du laboratoire de chimie atmosphérique (LAPI) qui ont mis en place une étude sur le terrain de la Fondation Les Bois Chamblard de l’EPFL, à Buchillon. Des microcosmes, soit de petites serres avec du sol sur lequel on a fait pousser de l’avoine, permettent de tester l’effet des dépositions atmosphériques humides, apportées avec les pluies, et celles qui sont sèches, apportées par les poussières, sur le milieu. Dans une moitié des microcosmes, l’air est filtré et c’est donc de l’air propre qui rentre dans la serre.
Avez-vous déjà des résultats sur cette expérience sur les dépôts?
On voit effectivement qu’en présence de polluants, notamment azotés, la végétation est stimulée, mais ce qui nous intéresse surtout c’est comment vont se passer les interactions entre les plantes, qui poussent plus ou moins bien, le sol et la chimie des dépositions atmosphériques. (voir https://actu.epfl.ch/news/mieux-saisir-l-effet-de-la-pollution-sur-la-croiss/ )
Qu’est-ce qui change quand on conduit une étude dans un pays en développement ou en Suisse? Les résultats ont-ils plus ou moins d’impact?
Quand on fait de la recherche scientifique, on doit publier, ceci fait partie du métier pour lequel nous sommes payés.
Je ferais la distinction entre les recherches qui se «vendent» très bien au niveau scientifique, dans les très bonnes revues internationales, car elles sont à la pointe des connaissances et très novatrices, même si parfois elles n’ont pas d’application immédiate, et les recherches plus communes ou moins originales, mais qui peuvent être très importantes pour la société ou dans un contexte local. Typiquement, ce que j’ai fait à Madagascar, par rapport à une perspective agronomique de chez nous, n’a rien de très original: on utilise du compost depuis longtemps. Mais transposé dans un contexte de pays pauvre où il n’y a pas d’engrais, avec des problèmes sociétaux complexes, ce genre d’étude est très utile. Aussi, dirais-je maintenant, en étant en fin de carrière, c’est qu’il faut plutôt viser en début de carrière des sujets de recherche qui vous mettent sous les projecteurs en raison de leur originalité ou de leur actualité, pour être publiés dans les revues prestigieuses comme Science ou Nature. Quand on a fait un bout de chemin de carrière, on peut, et heureusement, s’intéresser à des choses un peu moins «payantes» au niveau curriculum, mais ô combien utiles pour la société.
Comment la flore suisse évoluera-t-elle dans les 20 prochaines années?
La flore se banalise. Avec la pollution atmosphérique, il y a plus d’azote, ce qui fait que les espèces spécialisées des milieux plus pauvres en nutriments souffrent et tendent à disparaître. C’est le cas des prairies maigres, par exemple: il y a, depuis plusieurs décennies, une très forte pression à la fois en raison des fertilisants, de la pollution atmosphérique, mais aussi de l’utilisation des terres, qui font que ces milieux sont en forte réduction. Maintenant s’ajoute le phénomène du réchauffement climatique, qui fait que les espèces tendent à s’échapper par l’altitude pour s’adapter aux changements. C’est aussi ce que font les arbres: la montée de la limite des forêts s’observe déjà dans nos montagnes, le forestier le voit et le sait bien. Sauf que les organismes ne peuvent pas monter toujours plus haut, pas au-delà des sommets. On va donc perdre ces espèces-là, qui seront remplacées par les espèces de plaines, souvent plus banales. Les espèces de plaines, quant à elles, doivent faire face à la concurrence grandissante des espèces invasives. Donc, dans l’ensemble, oui, on assiste à un appauvrissement de la flore. Ça se passe déjà et ça continuera, malheureusement.
Il y aura aussi moins d’eau durant l’été. D’après des simulations que nous avions effectuées pour les pâturages boisés du Jura afin de voir comment évoluera la végétation sur nos crêtes jurassiennes selon différents scénarios de changement climatique, on voit que l’épicéa va être remplacé par le hêtre et peut-être même plus tard par le chêne.
Comment se prépare-t-on à ce changement?
Pour ce qui est des espèces «utiles» de rendement, cultivées dans les champs ou présentes dans les forêts, il y a des recherches actives actuellement. Dans un projet à Apples où le WSL (Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage) est associé à des forestiers vaudois, on teste d’autres essences, comme du douglas ou du pin d’Espagne, qui ne sont pas natives, pour voir comment elles vont s’adapter. Le forestier est déjà en train d’adapter ses plantes à des conditions futures. L’agronome le fait aussi. J’ai lu qu’un mouvement politique se fait entendre qui veut reprendre le dossier des OGMs (Organismes Génétiquement Modifiés), actuellement interdits en Suisse par moratoire. Il y a maintenant des techniques beaucoup plus softs. On pense qu’il faudrait les explorer à nouveau pour l’agriculture, afin de pouvoir sélectionner des espèces qui vont mieux tenir le coup. Le réchauffement climatique pourrait donc ramener le dossier des OGMs sur l’échiquier politique; ce sera un débat à venir, avec toutes les questions des risques associés à cette technologie.
Plus immédiatement, l’agriculteur a peut-être avantage à garder des arbres dans ses champs ou ses pâturages. On sait que quand il y a des arbres clairsemés dans un pâturage, il y a une protection, un microclimat qui se crée et qui permet de garder juste assez d’eau et d’humidité durant la période critique de l’été, pour permettre la croissance de l’herbe. On voit déjà des agriculteurs qui replantent des arbres, par exemple des fruitiers hautes-tiges, sur des champs cultivés. On observe aussi cette tendance à créer des microclimats à l’aide d’arbres dans les villes. Évidemment, je préférerais qu’on ne doive pas s’adapter et qu’on traite le problème des changements climatiques à la source, ce qui ne semble pas encore gagné, avec la conclusion de la COP26 à Glasgow.
Avez-vous d’ailleurs un commentaire sur l’issue de la COP26?
Je trouve que c’est déprimant de voir comme les changements sont lents, comme les intérêts des différentes nations dominent, alors que nous avons un problème planétaire. Évidemment, je peux comprendre que des pays comme l’Inde ou la Chine ne puissent pas se passer du charbon immédiatement puisqu’ils ont des régions en développement. Cependant, en tant que biologiste, je me dis: «Où va-t-on? Que faudra-t-il pour nous faire prendre conscience de l’urgence et pour initier des solutions globales ?».
Les efforts entrepris en Suisse sont-ils suffisants?
La première étape est de décarboner l’industrie et le transport. Heureusement, on a du potentiel en Suisse: entre l’énergie hydraulique, l’énergie solaire et le vent. En particulier dans l’hydraulique, on a encore une marge de développement. Bien sûr, on devrait faire plus et plus vite. Mais je pense quand même qu’on est en train de changer, comme la future interdiction des voitures thermiques dans les villes, l’isolation des bâtiments. Mais voilà, c’est plus facile pour un pays riche que pour un pays pauvre, c’est là que réside un des problèmes qui bloque dans ces conférences.
Vous avez proposé de monétariser la nature. Pour vous, devrait-on utiliser ceci uniquement pour la comparer à des projets qui demanderaient sa destruction, ou en faire un bien économique réel?
Le bien monétaire se fait déjà avec des crédits carbone. C’est surtout pour mettre dans le débat des valeurs comparables. Prenons une autoroute qui devrait traverser une zone à valeur biologique. Si on peut dire ce qu’on perd en argent en détruisant la nature et ses services écologiques, c’est plus facile de discuter entre partenaires, que de comparer le coût et le bénéfice économique de la route avec une notion vague de biodiversité ou d’esthétique du paysage. C’est dans la pesée d’intérêts qu’il faut avoir ce langage commun. Je pense que ça pourrait changer beaucoup de choses. Par exemple, si le travail de pollinisation des plantes utiles et cultivées par les abeilles était à faire manuellement, cela coûterait plusieurs milliards de dollars par année selon une étude internationale.
La reconnaissance du changement climatique comme un problème majeur a-t-elle influencé vos axes de recherche et votre rapport au travail?
Oui. Dans une carrière, le chercheur a naturellement tendance, mais pas exclusivement, à faire ses recherches sur des questions d’actualité; dans mon cas ce fut l’impact du changement climatique sur les écosystèmes. Toutefois, ce ne sont pas seulement l’intérêt du·de la chercheur·euse et du public qui jouent, mais aussi les possibilités de financement de la recherche. Actuellement, si le mot-clé «Changement climatique» apparaît dans un projet, il obtiendra probablement plus facilement un financement. Comme il fallait souvent avoir, dans les projets européens, une partie socio-économique pour une approche transdisciplinaire.
À l’époque, quand j’étais tout jeune chercheur, il y avait eu l’initiative de Rothenthurm, pour revenir aux tourbières. Elle a conduit à une votation populaire en 1987. L’armée a voulu étendre la place d’armes de Rothenthurm (SZ), qui touchait un milieu naturel, une tourbière. Il n’y a pas beaucoup d’initiatives populaires qui passent, mais celle-ci l’a fait, car elle a rassemblé à la fois des protecteur·rice·s de la nature et les opposant·e·s à l’armée. Cet ajout des voix de deux bords totalement différents a fait que l’initiative a été acceptée. En conséquence, la protection des biotopes tourbeux a été inscrite dans la Constitution. Ce mouvement, avec la révision de la loi sur la protection de la nature la même année, a engendré plusieurs inventaires fédéraux: des tourbières, des paysages marécageux d’importance nationale, des zones alluviales d’importance nationale, des praires maigres. Cela a donné des opportunités de travail dans le secteur privé (bureaux d’étude) et public (universités) et orienté considérablement la recherche en environnement et son application.
Créer des tourbières ou des milieux naturels pour stocker le carbone serait-il envisageable?
Créer des tourbières n’est pas vraiment réaliste au vu des conditions environnementales qu’il faudrait, mais une perspective intéressante et reconnue est celle d’augmenter le carbone des sols. Il existe une initiative des 4 pour 1000 qui est née en marge de la COP21 à Paris en 2015, dont le but est de favoriser la séquestration du carbone dans les sols, particulièrement dans l’agriculture. Avec l’intensification de cette dernière, les sols ont perdu beaucoup de carbone, ce qui constitue un gros problème. Le potentiel de récupérer du carbone dans les sols agricoles du monde est énorme, d’où l’importance d’avoir des pratiques culturales adaptées comme le non-labourage des sols, le sursemis ou l’apport d’engrais organiques. Refixer du carbone dans les sols sera à la fois bénéfique pour la séquestration du carbone et donc pour lutter contre le réchauffement climatique, mais aussi pour la fertilité à long terme des sols. L’autre option, bien sûr, c’est de planter massivement des arbres. Le problème, c’est que le carbone fixé dans les arbres est plus à risque que celui dans les sols, ce que l’on constate lors des feux de forêt. De toute évidence, il n’y a pas un seul remède miracle; je pense qu’il faut agir sur plusieurs plans: non seulement décarboner certains secteurs de la vie quotidienne, mais aussi fixer le carbone là où cela peut se faire naturellement.
Propos recueillis par Killian Rigaux